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vendredi 18 février 2011

Qu'est ce que la vie ?

« Qu’est-ce que la vie ? », un questionnement qui a touché la plupart des penseurs depuis l’Antiquité puis des biologistes et scientifiques jusqu’à aujourd’hui.
Comment aborder cette notion de vie ? Comment définir en clair ce qu’est réellement la vie ?

En premier lieu, nous pourrions aborder cette question d’un point de vue purement scientifique : La vie est la propriété essentielle des êtres organisés qui évoluent de la naissance à la mort en remplissant des fonctions qui leur sont communes. Ces fonctions sont l’ensemble des phénomènes, comme la croissance, le métabolisme ou la reproduction, que présentent tous les organismes, animaux ou végétaux, de la naissance à la mort.
Comme le dit Xavier Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. »
Ainsi, d’un point de vue purement scientifique, la notion de vie est ce qui correspond à la création des espèces, soit selon un discours créationniste comme la Genèse de la Bible ou bien selon un discours évolutionniste comme celui de Darwin. La vie, c’est aussi, d’un point de vue biologique, le maintien d’une espèce dans son environnement, par la reproduction tout d’abord, mais aussi par la nutrition, entrainant une croissance de l’organisme et son maintien en bonne santé.
Mais la vie, c’est aussi, selon Darwin, une sélection. En effet, la notion de vie ne consiste pas seulement en la création et en le maintien des espèces, mais également en la suppression de certaines d’entre elles. La théorie évolutionniste de Darwin consiste effectivement à dire que la Nature opère une sélection naturelle des espèces dans le temps selon ci ces dernières sont correctement adaptés à leur milieu ou non. Ainsi, celles qui ne s’adaptent pas aussi bien que leurs voisines, disparaissent nécessairement.


Mais la notion de vie implique beaucoup plus de choses qu’une simple analyse scientifique.
En effet, la vie, c’est aussi un concept philosophique, qui touche beaucoup d’auteurs, comme les vitalistes qui viennent s’opposer, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe aux conceptions mécanistes du vivant héritées de Descartes ou encore les philosophes existentialistes ou phénoménologues.
En effet, la vie est, du point de vue vitaliste, à considérer comme une énergie se trouvant en tout être vivant, (un élan vital, selon Bergson) poussant tous les êtres à vivre chaque jour.
De cette façon, la vie n’est plus une notion que l’on peut simplement expliquer à partir du fonctionnement mécanique du corps. Le corps entier, ou l’être tout entier, corps et esprit, devient un principe vital. La vie n’est plus alors un mécanisme scientifique mais bel et bien une énergie, une volonté naturelle et intrinsèque à tout être humain.
Il est clair que ces courants philosophiques, qui font leur apparition après Descartes, ne posent plus la notion de vie sur tous les organismes vivants dans leur environnement mais visent plutôt à recentrer ce concept de vie sur l’homme et la recherche de sa connaissance, de son essence.
Pour les philosophes de la vie comme Sartre, Nietzsche ou Schopenhauer, la notion de vie ne renvoie plus à l’ensemble des êtres vivants mais véritablement à une réflexion sur l’homme lui-même.
La question « Qu’est-ce que la vie ? » devient alors source de nombreux autres questionnements qui sont beaucoup plus propres à « l’homme en temps qu’être vivant » en particulier, des questionnement à propos de l’existence humaine, de la volonté, de la liberté, de l’action et des passions des hommes.
Ainsi, pour tous ces auteurs phénoménologues ou existentialistes, la notion de vie devient un moyen de véritablement étudier l’Homme dans son for intérieur, d’en saisir son essence, ses caractéristiques premières, sa particularité et sa complexité. La notion de vie est alors devenue une pensée sur l’existence et la conscience de l’Homme.

Aristote, Ethique à Nicomaque, commentaire de texte Livre VI, Chap.13

L’Ethique à Nicomaque est un des trois ouvrages d’Aristote traitant de la philosophie morale. Cet ouvrage traite en partie d’une philosophie pratique visant à mener l’homme vers le Bonheur. Dans le livre VI notamment, l’auteur développe la notion de sagacité (phronèsis), terme autrement traduit par « prudence ». Un extrait du chapitre 13 nous permet de saisir le sens de cette notion de sagacité. En effet, quel est son rôle dans le fonctionnement de l’âme humaine ? Comment cette faculté qu’est la sagacité doit-elle s’articuler pour mener à bien son rôle, à savoir aiguiller l’homme dans ses choix face à des actions contingentes ? Et enfin en quoi la sagacité doit être qualifiée de nécessaire au genre humain pour que celui-ci atteigne sa fin ?
Dès le début de l’extrait, Aristote pose la notion de sagacité dans un rapport à d’autres notions tout aussi importantes que sont la vertu et l’habileté : « Le cas de la vertu est voisin de celui de la sagacité (phronèsis) dans ses rapports avec l’habileté (deinotès). » (Lignes 1,2).
Avant même d’en savoir plus sur la sagacité, celle-ci est d’entrée de jeu posée comme s’articulant dans un schéma précis, celui du fonctionnement de l’âme.
Quatre termes sont mis en évidence, « la sagacité », « la vertu naturelle », « l’habileté » et « la vertu au sens fort ».
Aristote établit rapidement des rapports entre ces quatre termes : la sagacité entretient un rapport de ressemblance (et non d’identité) avec l’habileté, tout comme la vertu naturelle entretient un rapport de ressemblance avec la vertu au sens fort.
Il semblerait donc que pour comprendre la notion de sagacité, il faille passer par la compréhension des notions d’habileté et de vertu. Et Aristote commence bien son texte par une explication précise de ce qu’est la vertu.
La pensée vulgaire, commune, est tentée de dire que la vertu nous est donnée par la nature. La vertu humaine serait donc en nous dès la naissance, comme quelque chose d’inné. Nous sommes dès la naissance disposés à devenir justes, tempérants, courageux : « Tout le monde pense en effet que les traits de son caractère lui sont donnés en quelque sorte par nature, car nous avons un sens de la justice, une inclination à la tempérance, un fond de courage et les autres vertus dès la naissance. » (Lignes 4, 5, 6).
Cependant, Aristote nous dit bien que cette idée d’une vertu innée est faussée. Ce qui est considéré ici comme vertu n’est qu’une apparence. En effet, ces dispositions, qui nous sont données dès la naissance, ne sont pas intentionnelles, elles ne sont pas une manifestation d’une volonté de Bien. C’est ce que sous-entend l’auteur lorsqu’il dit : « Car chez les enfants et les bêtes aussi, les dispositions naturelles (…) sont visiblement nocives. » (Lignes 9,10).
Pourquoi ces vertus innées sont-elles nocives ? Pourquoi sont-elles nocives pour les enfants et les bêtes ? Ce qu’ont en commun les enfants et les bêtes, c’est le non
développement de l’intelligence. A la différence que pour l’enfant, qui se développera en homme, l’intelligence apparaitra.
Il existe donc bien des vertus naturelles dès la naissance, nous les avons en nous dès le départ mais il ne suffit pas, selon Aristote, de les posséder pour en faire bon usage. En effet, pour bien user de ses vertus naturelles, il faut que l’homme développe son intelligence : « Car chez les enfants et les bêtes aussi, les dispositions naturelles se trouvent à titre d’états, mais faute d’intelligence, elles leur sont visiblement nocives. » (Lignes 9,10).
Ainsi, les vertus naturelles ne peuvent pas nous permettre d’atteindre le Bien car elles ne sont qu’à la simple forme d’états et non d’entité « active » permettant à l’homme de bien agir. Il faut que l’homme développe l’intelligence pour que ses vertus ne soient plus sous forme de simple état mais passent en actes, c'est-à-dire deviennent des vertus au sens fort.
Aristote nous donne donc la première description d’un fonctionnement de l’âme : les vertus naturelles, une fois l’intelligence développée, deviennent des vertus au sens fort.
De cette manière, si l’on en revient à la première phrase de l’extrait, nous pouvons maintenant saisir le rapport qu’entretiennent ces quatre notions de vertu, d’habileté et de sagacité : « La vertu se présente à peu près comme la sagacité, qui entretient avec l’habileté un rapport, non pas d’identité, mais de ressemblance : il y a le même rapport entre la vertu naturelle et la vertu au sens fort du terme. ».
Ces quatre termes formes donc deux couples de notions, correspondant respectivement aux deux parties de l’âme humaine. Ainsi, la partie calculatrice de l’âme se présente sous la forme de l’habileté évoluant en sagacité, et la partie morale de l’âme se présente sous la forme de la vertu naturelle évoluant en vertu au sens fort, ces deux évolutions nécessitant à chaque fois l’interaction de l’intelligence.
Comme il est facilement concevable de faire une nette distinction entre la vertu naturelle et la vertu au sens fort, comme vu plus haut, il reste encore difficile de bien saisir la nuance entre l’habileté et la sagacité. Cette nuance mérite à être explicitée, car Aristote le souligne bien : « la sagacité, qui entretient avec l’habileté un rapport, non pas d’identité, mais de ressemblance. » (Ligne 3).
En effet, la sagacité a pour condition nécessaire mais non suffisante l’habileté. Elle a besoin de cette puissance qu’est l’habileté mais ne se confond pas avec celle-ci. L’habileté, c’est la capacité à choisir les moyens adéquats en vue d’une fin, mais toujours de manière neutre, tandis que la sagacité est la capacité à choisir le « juste milieu ». La sagacité est une faculté de rationalité essentiellement liée à la contingence de notre monde. Elle ne peut donc se confondre avec l’habileté mais ne peut pas non plus se passer d’elle, puisqu’elle est la capacité à choisir dans le particulier, évolution de la capacité à choisir dans la généralité.
Mais il y a un dernier rapport entre ces deux parties de l’âme : bien évidemment la partie calculatrice de l’âme n’est pas isolée de la partie morale. C’est en cela que « la vertu au sens fort ne peut naitre sans sagacité. » (Ligne 17).
Quel est donc ce dernier rapport entre les différentes parties de l’âme?
Pourquoi peut-on dire que la vertu et la sagacité sont liées ? Pourquoi la vertu ne peut pas naitre sans sagacité ? Aristote nous explique que quand on décrit une vertu, on précise toujours la disposition qu’est cette vertu. Cette disposition est conforme à la droite règle, c'est-à-dire à la règle morale, règle morale qui elle-même exprime la sagacité. Ainsi, tout le monde à intuitivement conscience que les dispositions des vertus dans nos actions traduisent la prudence : « à chaque fois qu’il s’agit de définir la vertu, tout le monde précise la disposition qu’elle est et son objet en ajoutant que cette disposition est conforme à la droite règle (orthos logos), et la droite règle est celle qui exprime la sagacité. » (Ligne 22, 23, 24)
Nous pouvons donc noter que la sagacité, composante de la vertu, dans l’action, est toujours dans un rapport direct à une règle morale. Et certains en viennent donc à penser que les vertus sont donc des formes de sagacité. Aristote souligne ici l’erreur de compréhension de Socrate à ce propos, qui considérait que les vertus étaient elles-mêmes des formes de sagacité : « Et Socrate, en un certain sens, menait correctement ses enquêtes, mais en un autre sens, il était dans l’erreur, car en croyant que toutes les vertus sont des formes de sagacité, il commettait une erreur, mais en disant qu’elles ne vont pas sans sagacité, il avait bien raison. » (Lignes 19, 20, 21).
En effet, nous l’avons vu plus haut, il est clair que les vertus ne sont pas des formes de sagacité. Nous avons vu que vertu et sagacité sont deux notions bien distinctes, faisant chacune partie des deux parties distinctes de l’âme.
Mais effectivement, la vertu dépend toujours de la sagacité car la vertu naturelle ne peut devenir vertu au sens fort que si, non seulement l’intelligence de l’homme est développée, mais aussi si et seulement si la sagacité dans la partie calculatrice de l’âme est développée. Ainsi, la partie morale de l’âme ne peut se développer que si la partie calculatrice a elle aussi évoluée. Il y a donc un lien proche entre la rationalité de la partie calculatrice de l’âme et la dimension morale de l’autre partie.
Ce lien entre dimension intellective et dimension morale chez l’homme, Aristote le développe un peu plus loin : nous l’avons vu, la disposition de la vertu est conforme à la droite règle, et cette droite règle exprime la sagacité.
Aristote place ici l’idée de sagacité et de vertu dans la notion d’action. En effet, la disposition de la vertu, c'est-à-dire le comportement que nous avons dans notre action, est conforme à une règle morale, et cette règle exprime la prudence humaine. Autrement dit, la prudence, ou sagacité, est toujours liée, dans une action, à une dimension morale de l’homme, et c’est parce qu’elle est liée à cela que l’action en question est toujours tournée vers une fin, à savoir, pour l’homme, le bonheur.
Mais Aristote ajoute encore : « ce n’est pas seulement la disposition conforme à la droite règle qui est vertu, il faut encore que la disposition soit intimement unie (sunezuktai) à la droite règle : or, dans ce domaine, la sagacité est une droite règle. » (Lignes 27, 28, 29).
Ainsi, il ne suffit pas que le comportement de l’homme soit conforme à une règle morale pour que son action soit tournée vers le bien et que cet homme soit alors vertueux. En effet, Aristote précise ici que l’homme ne doit pas agir ‘parce qu’une règle morale dit aux hommes d’agir ainsi’ mais il doit agir d’une certaine façon parce qu’il aura lui-même intégré cette règle morale, devenue comme une partie de son
âme ; et cette partie de l’âme, c’est bien la sagacité dont nous parlions depuis le départ.
Nous pouvons maintenant comprendre comment prend forme la sagacité dans l’âme. Elle fait bien partie de la partie calculatrice de l’âme, mais prend sa forme définitive toujours par rapport à la partie morale de l’âme. Un homme vertueux, c'est-à-dire qui tend vers le bien en empruntant le chemin qui lui correspond, c’est un homme qui agit en fonction d’une règle morale de manière « intuitive », une règle morale qu’il aura intégrée et ressentie, et qui se nommera « sagacité ».
Ainsi, agir en vue d’un bien parce qu’on l’a ressenti, c’est véritablement ça être vertueux.
De cette façon, sagacité et vertu morale deviennent indissociables : « On ne peut être bon sans sagacité, ni non plus être sagace sans la vertu morale. » (Lignes 33, 34). En effet, ces deux notions, bien que chacune disposées dans des parties différentes de l’âme humaine, restent encore et toujours liées. En effet, un homme n’est vertueux que s’il agit par sagacité, c'est-à-dire par des choix réfléchis, rationnels face à des évènements contingents, et de même, la vertu morale, c'est-à-dire le fait de tendre vers le bonheur ne peut être effective que si l’homme a lui-même intégré la droite règle, c'est-à-dire qu’il n’est plus seulement habile (il ne fait plus seulement des choix de manière neutre, générale) mais qu’il est désormais prudent, c'est-à-dire qu’il fait des choix non pas de manière générale, mais de manière particulière pour emprunter un chemin qui est propre à son caractère individuel pour atteindre la fin visée par tous, le Bien.
Nous avons donc vu que la sagacité, c’est le fait de savoir atteindre la fin, c'est-à-dire, pour l’homme, le bien, par des raisonnements. La prudence est une vertu pratique car elle toujours tournée vers l’action. Elle est une connaissance de l’universel car c’est ce qui sert de principe à la délibération, mais c’est aussi une connaissance du particulier (et c’est cela qui fait sa particularité) c'est-à-dire une connaissance de la forme que l’action doit prendre pour tendre vers la fin voulue : « La sagacité n’est pas non plus seulement connaissance des choses universelles ; au contraire, elle doit aussi avoir connaissance des choses particulières, puisqu’elle est exécutive, et que l’action met en jeu ces choses-là. » (Ethique à Nicomaque, VI, 8)
Mais Aristote précise bien une nuance à la fin de l’extrait : « Il est donc clair que, même si la sagacité n’était pas exécutive, on aurait besoin d’elle, parce qu’elle est la vertu de cette partie de l’intellect à laquelle elle appartient. » (Lignes 35, 36). En effet, au-delà de son caractère exécutif, c'est-à-dire porté sur l’action, la sagacité demeure toujours nécessaire en l’homme. Elle est la vertu de la partie calculatrice de l’âme ; la sagacité, c’est ce qui fait aussi la sociabilité de l’homme, c’est ce qui lui permet de vivre dans le monde, de ne plus être seulement un intellect réfléchissant sur des choses générales, abstraites, mais d’être un individu dans le monde, et avec les autres, dans un monde contingent.
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Ainsi, la sagacité recherche le bonheur dans l’action, contrairement à la sagesse qui recherche la pure connaissance, sans rechercher le bien. La sagacité, elle, est un savoir toujours en vue d’une fin : « C’est pourquoi l’on dit d’Anaxagore, de Thalès et
de leurs semblables qu’ils sont des sages, mais non des hommes sagaces, vu qu’ils sont ignorants de leurs propres intérêts. Ils savent, dit-on, des choses exceptionnelles, stupéfiantes, difficiles, mais sans utilité, parce qu’ils ne cherchent pas les biens humains. » (Ethique à Nicomaque, VI, 8).
La sagacité, c’est ce qui règlemente les passions et les affects selon les circonstances. Ainsi l’homme prudent sait agir, après délibération, comme il faut pour aller vers une fin, à savoir le bonheur
La sagacité a donc pour objet des réalités empiriques, connues par la sensation et qui sont donc soumises à la discussion, à la délibération ; c’est ce qu’entend Aristote par : « la décision ne peut être correcte sans sagacité » (Ligne 37).
La décision de l’homme ne peut être correcte que si elle use de la sagacité et de la vertu morale, car la vertu est ce qui fait que l’homme tend vers cette fin qui est le bien, et la sagacité est ce qui fait qu’il a les moyens de tendre vers cette fin : « la vertu est ordonnée à la fin, et la sagacité nous fait exécuter les actions conduisant à cette fin. » (Ligne 38).
Cette analyse nous a permis de comprendre le fonctionnement de l’âme dans la philosophie d’Aristote. Ainsi, l’homme fonctionne dans un schéma bien précis, entre intellection, dimension morale et action.
Les hommes visent tous le Bien, et les hommes vertueux sont ceux capables de se donner les moyens d’aller vers ce Bien, par des choix réfléchis, volontaires et moraux.
Pour conclure, nous pouvons donc dire que la sagacité est la sagesse pratique au service de l’action manifestant une capacité de délibération et de décisions éclairées.

Rousseau, Discours sur l'inégalité - Travail préparatoire de commentaire sur la notion de pitié

I)                  Définitions

·         Nature/Naturel

S’il est question de « nature » dans un texte de Rousseau, c’est qu’il est nécessairement question d’une distinction entre un état de nature et un état social articulé autour de la notion de contrat social.
L’état de nature est bien noté dans l’extrait (ligne 3) ; il est cet état d’avant la vie sociale, un état antérieur aux lois, ainsi qu’aux notions de justice et de morale. L’état de nature est le lieu de l’immédiateté et de l’irraisonné (« C’est elle qui nous porte sans réflexion » ligne 3).
La Nature est également le lieu des sentiments naturels. Dans l’extrait présent, il est surtout question des sentiments naturels d’amour de soi (égoïsme total qui consiste en une protection de sa propre personne et une conservation de son bien propre) et de pitié (une mise en miroir des souffrances d’autrui sur nous qui fait que nous souffrons à notre tour comme souffre l’autre ; ceci nous pousse à aider autrui pour soulager notre propre souffrance).
Ces sentiments sont dits « naturels » car ils sont immédiats, spontanés ; ils ne passent pas par la raison et cette dernière ne les analyse pas.
La Nature (ou état de nature) est ce moment de l’humanité qui met en relation deux sentiments naturels opposés (un repli sur soi et une tension vers autrui) : « (…) la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. ». Cette tension entre ces deux sentiments naturels opposés laisse naître un équilibre lui aussi spontané, « la bonté naturelle ».
La bonté naturelle est cette « moralité de l’état de nature », cet équilibre que la nature parvient d’elle-même à établir, moralité spontanée et universelle qui permettra la conservation de l’espèce humaine, (« C’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de loi » ligne 4).

·         Raison/Raisonnement

Dès les premières lignes de l’extrait, la raison est posée comme extérieure à l’état de nature : « C’est elle [le sentiment naturel de la pitié] qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; » (ligne 2/3).
Rousseau développe ensuite plus loin dans l’extrait : la morale de l’état social (« maxime sublime de justice raisonnée » ligne 7) s’oppose à la « morale » de l’état de nature (« maxime de bonté naturelle » ligne 8).
A l’état social, la raison est donc le socle sur lequel se fonde la morale. L’utilisation de l’adjectif « sublime » est là pour montrer la perfection de la loi morale dans la société.
Cependant, si la loi morale dans la société est qualifiée de parfaite car elle découle d’une « justice raisonnée », Rousseau n’en déduit pas pour autant que cette justice raisonnée est plus utile que la bonté naturelle vue précédemment : « cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut être que la précédente » (ligne 8/9).
La raison est donc quelque chose qui appartient à l’état social et non à l’état de nature. Elle permet une justice dite parfaite mais ne garantit pas son respect, contrairement à la « morale » découlant du sentiment naturel de pitié, car cette dernière est universelle et spontanée et donc indiscutable.
L’unique usage de la raison n’a donc aucun sens selon Rousseau s’il ne repose pas d’ores-et-déjà sur le socle du sentiment naturel de pitié : « il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eut dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. » ( ligne 13/15).

·         Loi/Maxime

Dans cet extrait, Rousseau expose trois types de loi/maxime différents :

ð  Une « maxime de bonté naturelle » que l’on pourrait aussi appeler la « moralité de l’état de nature », à savoir cet équilibre découlant du sentiment naturel de pitié qui permet une régulation des rapports avec autrui et qui garantit la conservation de l’humanité. Le sentiment naturel de pitié joue alors dans l’état de nature le rôle que la loi joue dans l’état social : « C’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de loi (…) ». La moralité n’est pas ici considérée comme une fin, mais comme un moyen pour la conservation de l’espèce.
ð  Une « maxime de l’éducation », c'est-à-dire une morale qui se trouve dans l’état social et qui a pour but de faire prendre conscience de la « justice raisonnée » ; elle permet de passer de la « maxime de bonté naturelle » à la « maxime sublime de justice raisonnée ».
ð  Une « maxime sublime de justice raisonnée » ou la loi morale qui découle de l’état social. C’est une morale dictée par la raison et considérée comme finalité. Elle est l’aboutissement des deux autres maximes et a pour socle nécessaire le sentiment naturel de pitié sinon elle ne serait pas effective et l’humanité ne pourrait pas être sauvegardée : « C’est (…) dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, (…) » (ligne 10/12).


II)              Découpage du texte

Partie 1 : ligne 1 à 7 : « (…) la pitié est un sentiment naturel (…) si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs. »

Partie 2 : ligne 7 à 12 : « C’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime (…) même indépendamment des maximes de l’éducation. »

Partie 3 : ligne 12 à 15 : « Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate (…) de ceux qui le composent. »


III)           Justification du découpage

Dès le début de l’extrait, Rousseau expose sa thèse : « (…) la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. »
Rousseau décrit ensuite les différentes fonctions de la pitié ; elle est liée à la souffrance (« c’est elle qui nous porte (…) au secours de ceux que nous voyons souffrir ») ou elle est un frein à l’injustice (« c’est elle qui détournera tout sauvage (…) sa subsistance acquise avec peine »)
La pitié est un sentiment immédiat (« sans réflexion »), contrairement à la raison qui pèse le pour et le contre.

La pitié apparait alors comme une « morale à l’état de nature » et elle préfigure également ce qui se passera dans l’état social. En effet, il est précisé dans la première partie du texte qu’elle est la forme primitive des « lois, des mœurs et de la vertu ».
D’où, dans la seconde partie du texte cette précision de Rousseau qui note la différence entre la « maxime de bonté naturelle » et la « maxime sublime de justice raisonnée ».
En effet, avec l’apparition de la raison dans l’état social, cette moralité à l’état de nature, qui est naît du sentiment de pitié, perdra de son efficacité car la morale dictée par la raison peut ne pas être respectée, contrairement à la morale par les sentiments naturels qui est forcément respectée car ces sentiments sont spontanés et universels.
On peut donc désobéir à ce que nous dicte la raison alors que la pitié est trop immédiate et trop puissance pour être discutée : « nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix » (ligne 4/5).
De plus, c’est sur quelque chose de simple et de spontané que peut se fonder « utilement » une morale. Ainsi, la maxime de bonté naturelle se détache du « sublime » de la raison, et « des arguments subtils » (critique de la raison qui perd de son efficacité à instaurer une loi morale) : « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. ». Dans cette maxime, on retrouve quelque chose de clair et de spontané, à savoir la première partie de la phrase (« Fais ton bien ») qui s’attache à la notion d’amour de soi et la seconde partie (« Avec le moindre mal d’autrui ») qui s’attache à la notion de pitié.
Cette maxime illustre bien cette tension entre soi-même et autrui, entre égoïsme et projection vers l’autre ; elle satisfait l’intérêt non égoïste du nous, se présentant vraiment utile et indiscutable.

A la fin du texte, Rousseau parvient donc bien à nous montrer que la morale n’est pas seconde, qu’elle n’est pas issue de l’état social ou de l’éducation. En effet, l’homme trouve sa moralité au cœur même de sa nature, dans le sentiment naturel de pitié, et non à l’aide de la raison.
La morale est donc immédiatement donnée à l’homme primitif, et c’est cette immédiateté qui permet la conservation du genre humain car elle est le socle de la société. D’ailleurs, la fin de l’extrait confirme bien cette dernière idée : « il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eut dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. » ( ligne 14/15)


Ainsi, dans cet extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau parle du problème du fondement de la morale dans une situation délicate qu’est le passage de l’homme de l’état de nature à l’état social. Le philosophe nous montre donc que la morale est partie constitutive de l’homme primitif ; Bien entendu, avec le passage à l’état social et l’apparition de la raison, la morale perdra en efficacité car les maximes issues de la raison seront alors discutables. Mais ce qui continuera de garantir le maintien du genre humain malgré le passage à l’état social, c’est ce sentiment naturel essentiel qu’est la pitié, que l’homme trouvait déjà en lui avant d’être civilisé.

Notions de philosophie politique et morale

Question 1 : Qu'est ce que le droit naturel et comment évolue cette notion en philosophie politique ?

Le droit naturel, c'est ce qu'il faut conserver de l'état de nature dans la société une fois créée. Le droit naturel correspond aux lois se trouvant dans l'état de nature et qui doivent être préservées dans la société humaine. L'ensemble des lois se trouvant dans l'état de nature s'appelle le droit naturel, et l'ensemble des lois se trouvant dans la société s'appelle le droit positif.
Le droit naturel, c'est donc ce à partir de quoi la société va se construire. Le droit positif dans la société découle donc du droit naturel. Ainsi, grâce à la notion de droit naturel, on peut se questionner sur la société. Pour fonder le droit positif, on va s'inspirer du droit naturel : on va chercher à savoir ce qu'il faut conserver du droit naturel dans le droit positif. Le droit naturel entre les hommes peut être maintenu uniquement si la société se réalise. L'existence du droit naturel donne donc obligatoirement la perspective de la création d'une vie sociale pour maintenir les rapports équitables entre les hommes. Le droit naturel permet donc l'existence du juste. Il pose une théorie de la justice qui échappe aux variabilités de l'histoire et des mœurs, seulement présents dans la société.
Ce concept de droit naturel évolue en philosophie morale et politique de l'Antiquité et de l'époque médiévale à l'époque moderne.
A l'Antiquité, on ne fait pas de séparation entre l'éthique et le politique. Aristote ne fait pas de réelle distinction entre droit naturel et droit positif. L'homme est un animal politique. L'accomplissement de l'homme se trouve donc dans la cité qui lui permet une vie bonne et qui est sa propre nature. Le droit naturel chez Aristote est l'ensemble des règles qui permettent à l'homme d'aller vers sont parfait développement, c'est à dire, la vie sociale.
Cicéron, lui, ne parle pas explicitement de droit naturel. Il parle de loi naturelle, s'opposant à la loi positive. Cette loi naturelle est innée, issue de la raison. Ainsi, on ne peut parler de droit naturel que dans la mesure où la nature de l'homme s'accorde parfaitement avec sa raison pour donner naissance à un ordre parfait.
On retrouve cette conception de loi naturelle à l'époque médiévale avec Saint Augustin. Pour lui, il existe nécessairement une cité parfaite qui est la cité de Dieu. L'homme, après sa chute, se retrouve dans la cité des hommes. Le but de cette seconde cité sera de tendre le plus possible vers la cité idéale initiale. Dieu donne ainsi aux hommes des moyens de se rapprocher de la cité de Dieu, notamment en imposant une loi naturelle. Cette loi naturelle est un ordre posé par Dieu sur la nature et sur la justice. À l'époque médiévale et chez les théologiens, le droit naturel est donc le droit découlant des lois divines.
À l'époque moderne, nait une laïcité du droit. Le fondement du droit est l'expérience et la raison. L'homme est alors considéré comme un individu. On voit donc apparaître un droit individualisant et subjectif. Chez Hobbes, par exemple, le droit naturel est le droit qu'a chaque individu à l'état de nature, d'assurer sa propre sécurité. Le droit naturel est donc la liberté de chacun de faire ce qui lui semble le meilleur pour arriver à sa fin, à savoir la préservation de sa nature et donc de sa vie.

Question 2 : Qu'est ce que l'état de nature ?

L'état de nature est l'état dans lequel se trouve l'homme avant son entrée en société. C'est le lieu où se trouve l'origine de l'homme avant sa transformation par la sociabilisation. Le contrat social, quand à lui, est un contrat consistant à faire passer les hommes dit naturels à un état social. C'est un accord entre chacun pour abandonner l'état de nature et passer à une vie sociale.
L'état de nature est un moyen en philosophie politique pour connaître, ou au moins tenter de connaître, l'essence de l'homme. L'état de nature est un moyen pour les philosophes politiques de discerner ce que pouvait être l'homme avant son entrée en société, avant toute transformation. L'état de nature sert à connaître l'homme à son « état pur ».
Le contrat social est donc ce moment charnière entre état de nature et état social de l'homme. Il se pose aux hommes comme un moyen de résoudre des problèmes posés par l'état de nature. La solution aux problèmes de l'état de nature est la vie sociale. Mais le contrat social se doit de sortir les hommes de l'état de nature pour les sortir des problème posés par celui ci tout en conservant le droit naturel présent dans l'état de nature, car ce droit naturel permettra ensuite de fonder la base de la société, à savoir le droit positif.
La philosophie de Locke ainsi que celle de Rousseau nous présente une possible articulation entre ces deux concepts que sont l'état de nature est le contrat social.
Selon Locke, l'état de nature est un état dans lequel chacun jouit de ses droits naturels, à savoir la liberté et la propriété de soi et de son environnement. En effet, dans l'état de nature, il y a un droit de propriété originaire. La société naturelle est donc d'abord économique. La vie politique et sa justice ne servent qu'à garantir la naturalité de la vie économique. Au départ, l'état de nature est pacifique et axé sur l'individu subvenant à ses besoins. Mais cet état de nature tend toujours à aller vers un état de guerre, non pas parce que tous les hommes sont hostiles entre eux (comme pour Hobbes) mais parce quelques uns le sont parce qu'ils ne comprennent pas ou ne respectent pas la loi de nature, seule loi limitant l'état naturel de propriété. Ainsi, faute de lois civiles existantes, la propriété ne peut pas être maintenue car il y a une incompétence législative dans l'état de nature et une absence d'instance qui pourrait faire respecter la loi et faire appliquer les sanctions.
La notion de contrat social chez Locke s'inscrit donc dans une logique libérale. Le contrat social vient garantir l'état de nature ; il intervient pour garantir la propriété de chaque individu. La vie politique chez Locke découle donc de l'homme est de sa vie économique naturelle.
Pour Rousseau, au contraire, il n'existe aucun état de nature rendant possible le fondement d'un corps politique respectueux de la nature humaine. Chez Rousseau, la tension qui existait déjà chez les auteurs modernes entre Nature et Société est poussée à l'extrême. Rousseau fait de l'articulation de l'état de nature et de l'état social une véritable contradiction. Mais la vie civile est pourtant nécessaire et aucun retour à l'état de nature n'est possible car quelque chose d'irréversible s'est produit, à savoir l'histoire. Ainsi, la nature humaine ne peut pas se réaliser dans la société. La vie sociale ne peut pas être le vecteur d'accomplissement de la nature. Selon Rousseau, à l'état de nature, l'homme est antérieur à l'histoire, il est solitaire et vit selon son intérêt particulier. C'est pourtant un être potentiel, mais il n'a pas encore actualisé tout ce que nous connaissons de l'homme en tant que tel. À l'état de nature, l'homme est un animal qui a la propriété de se désanimaliser, qui est à l'initiative de la liberté humaine, c'est à dire d'un détachement de sa propre nature. La formation de la société est alors un enchainement de hasards, d'accidents, rapprochant les hommes entre eux et changeant leur état naturel. L'amour de soi existant dans l'état de nature devient alors un amour propre, amour qui fait que l'homme a besoin d'autrui comme intermédiaire pour ensuite se contempler lui-même. C'est un sentiment relatif qui rend les hommes malheureux. Une fois entré en société l'homme perd donc son autarcie et son bonheur naturel. Le contrat social intervient donc et permet aux hommes de retrouver ce bonheur perdu en passant par leur dénaturation. Le principe du contrat social de Rousseau est donc de rompre avec l'état de nature initial c'est à dire faire du peuple son propre souverain pour orienter son action vers l'intérêt général. L'homme cherche donc à se définir comme partie indissociable d'un tout, le but étant de reproduire au sein d'une vie politique le principe d'amour de soi. Le contrat social comme volonté générale est donc une convention du corps avec chacun de ses membres. Chaque individu du contrat abandonne son intérêt particulier au profit de l'intérêt général ; c'est un renoncement total à la nature pour mieux la retrouver ensuite.

Question 3 : Qu'est ce que le corps politique ?

Le corps politique est la structure naissant du contrat social passé entre les hommes pour sortir de l'état de nature. Le corps politique constitue l'ensemble des hommes politiques ainsi que le peuple lui-même, soumis aux lois posées par le pouvoir du corps politique lui-même.
Le corps politique a pour rôle de protéger la communauté des problèmes qui avaient été posés à l'état de nature. Il permet une seconde forme de vie, qui n'est plus naturelle mais sociale, et se doit d'organiser cette vie afin qu'aucun conflit ne survienne. Le corps politique se donne donc comme but de sortir les individus des problèmes dus à l'état de nature en créant une nouvelle forme de droit, le droit positif. Mais il doit également conserver le plus possible le droit naturel de chacun tout en le limitant. Ainsi, grâce au corps politique et à son pouvoir, chaque individu peut préserver sa part de liberté individuelle au sein de la communauté tout en étant assuré que cette liberté ne viendra pas compromettre le bonheur commun de la cité toute entière.
Pour trouver cet équilibre entre bonheur de la communauté et respect du droit naturel de chacun, le corps politique peut se positionner de différentes manières face aux individus de la société. Le corps politique pose un rapport entre le pouvoir et les individus ensuite légitimé par son résultat positif sur l'ensemble de la cité. Le pouvoir politique est avant tout un pouvoir de coercition. En effet, l'État créé des lois afin de limiter les conflits entre les individus et par là même limite la liberté de chacun. Le pouvoir politique entretient donc un rapport de domination sur le peuple, une domination qui lui permet de gérer les rapports entre les individus et empêcher toute forme naissante de domination d'un citoyen sur un autre. Le pouvoir politique est donc la structure dominante servant à préserver un équilibre entre chaque membre de la communauté. Mais en gérant les rapports entre les individus composant le corps politique, ce dernier s'applique également à conserver son pouvoir politique afin de toujours garder une position dominante face au peuple.
Le pouvoir politique est donc ce qui permet une justice dans la cité, une entente entre chaque membre mais c'est aussi un pouvoir qui se gère lui même, dans un travail de conservation de sa position dominante face à la communauté dominée.
Chez Montesquieu, par exemple, le corps politique doit atteindre un juste milieu. La structure qui régit un gouvernement doit faire en sorte de respecter la liberté politique de chacun, qui consiste dans le fait qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Cette absence de crainte se réalise par la séparation des pouvoirs au cœur même du corps politique. On trouve donc un équilibre entre pouvoir législatif et exécutif. Le pouvoir politique selon Montesquieu doit être le remède à l'abus de pouvoir entre les membres de la communauté. Il fait en sorte qu'aucun citoyen, par son représentant, prennent du pouvoir sur le citoyen du camp opposé. Le corps politique chez Montesquieu exerce donc son pouvoir dans le but de conserver la liberté de chaque individu au sein de la communauté. Le corps politique permet donc une gérance des individus pour le bonheur commun en empêchant des conflits issus de l'état de nature comme le problème de la propriété.
Chez Kant, il est également question de propriété chez les individus dans la société. En effet, la liberté de chacun se traduit par son droit à la propriété. Mais cette propriété ne peut être maintenue seule. Elle a besoin de l'État. En effet, la propriété isolée, sans aucune instance pour la gérer, conduit inévitablement à un état de guerre. La liberté sans conditionnement ne peut pas durer. L'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi ses semblables, a besoin d'un maitre pour soumettre son égoïsme à une volonté générale assurant à chacun sa liberté. Ainsi, selon Kant, c'est la raison qui forme l'idée du principe de tout État juste. C'est un contrat originaire qui oblique toutes les lois à naitre de la volonté générale afin qu'il soit possible à tous de vouloir leur obéir. Le pouvoir politique permet de freiner les libertés individuelles mais leur permet en même temps d'exister. Ce n'est donc que grâce au corps politique et à son pouvoir que la propriété de chacun peut être préservée. Seule la vie sociale organisée autour d'un corps et d'un pouvoir politique permet de conserver les libertés individuelles grâce à la volonté générale.



Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique - Proposition 4

Kant, dans son ouvrage intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, parut en 1784, nous fait part de son questionnement à propos de l’histoire. Il se demande si cette histoire a un sens, si elle nous propose une perspective d’évolution, voire de progrès de l’homme… Après nous avoir parlé, dans les trois premières propositions de l’ouvrage, de la nature humaine qui est double, des dispositions naturelles des hommes, l’auteur se penche, dans la quatrième proposition, sur le problème des tensions humaines contenues en l’homme mais qui se retrouvent également dans les rapports humains. Ce passage nous invite à nous questionner sur des concepts fondamentaux : comment définir la nature humaine ? De quoi est-elle constituée ? Quel rôle joue la vie politique dans les rapports humains ? Quels liens sont à considérer entre nature et développement des hommes dans la société ? Quel est le sens de l’altérité sociale et dans quelle mesure tient-elle un rôle fondamental ? Et finalement, en quoi la dynamique entre nature humaine et société artificielle peut-elle être le chemin d’accès vers une réflexion éthique et une compréhension de ce qu’est notre histoire ?

           

Dès les premières lignes de la quatrième proposition d’une Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant nous parle de la nature : « Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause régulière de cette Société. ». Si Kant nous parle de nature, c’est qu’il entend par celle-ci la nature humaine. En effet, chez l’auteur, il existe une nature humaine préexistante à la vie en société ; et dès les premières lignes de la quatrième proposition, qui sont également sa thèse, il y fait référence.
Mais qu’entend Kant par la « nature humaine » ? Il le développe un peu plus loin : c’est « l’insociable sociabilité ».
Que signifie donc ce concept d’insociable sociabilité énoncé par l’auteur et qui semble être contenu en l’homme dès le départ ?
L’insociable sociabilité c’est le jeu de deux mouvements contraires que sont l’attraction et la répulsion. Déjà au plus profond de lui, et bien avant d’être confronté aux autres, l’homme se trouve confronté à lui-même devant un problème majeur ; il désire développer ses aspirations individuelles mais a en même temps conscience que ce développement ne peut se réaliser que dans un rapport à autrui. Autrui se trouve donc être le moyen inévitable de développement des désirs égoïstes de l’homme tout en étant une barrière, un obstacle à ces mêmes désirs.
En effet, autrui est un obstacle aux aspirations individuelles car il possède lui aussi ces propres aspirations. Ainsi, en partant du principe que notre propre liberté s’arrête à l’endroit où commence celle des autres, les aspirations de chacun se trouvent forcément limitées là où se trouvent celles des autres. De cette manière, avant même d’entrer en société, l’homme se trouve confronté en lui-même aux tensions inévitables qui l’habiteront s’il fait un jour partie de cette société.
L’homme, au cœur de sa nature, est touché par un désaccord entre deux mouvements qui le constituent : il est d’une part un homme sociable car grâce aux autres, « il se sent plus qu’homme ». En effet, ce n’est que par le biais d’autrui que l’homme peut voir se développer ses désirs propres. Ainsi, ce que l’homme est, il ne l’est que par les autres ; les valeurs qu’il clame ne prennent de l’importance que dans la mesure où elles existent face à d’autres valeurs.
Ce caractère social de l’homme n’est pas artificiel, c'est-à-dire qu’il n’est pas quelque chose qui apparait de manière extérieure à sa nature. Comme le dit Kant dans cette quatrième proposition, la sociabilité de l’homme est un « penchant », elle relève donc d’une spontanéité de la nature humaine. Cette idée nous renvoie à Aristote qui déjà nous disait que l’homme est un « zoon politikon », un animal politique, c'est-à-dire qu’il est naturellement sociable, que son caractère social fait d’abord et déjà partie intégrante de sa nature.
Mais si l’homme est naturellement sociable, c'est-à-dire s’il a besoin d’autrui pour être ce qu’il est et pour développer ses aspirations individuelles, il a aussi autrui comme entrave. En effet, si ma liberté s’arrête à celle des autres, c’est d’abord parce qu’ils constituent un obstacle de fait avant d’être une limite de droit. Face à l’autre, l’homme se sent limité dans son développement individuel car il doit laisser de la place au développement de l’autre. L’homme, au-delà de son caractère naturellement social, présente un caractère d’insociabilité et une part importante d’égoïsme. Mais ici, il ne faut pas considérer l’égoïsme comme un défaut moral. Il est à considérer comme un penchant lié à la nature du désir individuel qui recherche sa satisfaction. Ainsi, la nature humaine n’est à ce stade ni rationnelle, ni raisonnable. Elle est ce donné pathologique (car les penchants individuels sont subits par l’homme qui les possède) qui est source du pire, à savoir la confrontation aux désirs individuels et au développement de l’autre mais qui engendrera également le meilleur par la suite, à savoir la culturation de l’homme.

D’une autre manière, nous pouvons considérer la nature humaine comme double. L’homme est au départ un animal. Il dispose donc dans sa nature d’une part animale. Cette partie de la nature de l’homme se présente comme instinctive, c'est-à-dire qu’elle n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour exister et se réaliser. Cependant, l’homme se distingue grandement de l’animal. Il possède donc en lui une seconde nature, ou une autre part différente de sa part animale. Cette seconde partie est la raison. En effet, la raison est ce qui fait que l’homme est homme. Et cette caractéristique est déjà contenue dans sa nature première. Cependant, même si la raison fait partie de la nature humaine, elle n’est pourtant pas instinctive comme la part animale. De ce fait, cette partie de la nature de l’homme ne peut pas se réaliser d’elle-même. Elle a donc besoin de facteurs extérieurs pour émerger. Ces facteurs, c’est l’homme qui ira les chercher, notamment dans la vie en société et la relation à autrui. Dans ce cas, même si la raison est déjà contenue en l’homme dès sa première nature, elle ne peut être véritablement considérée comme la raison de l’homme que dans la mesure où elle se réalise parmi les autres. Qu’en est-il de cette raison non réalisée se trouvant dans la nature humaine ? De quoi peut-on qualifier la nature humaine avant son entrée en société ?
Avant la vie en société, l’homme se trouve dans un état de « paresse ». Kant utilise ce terme afin de dire que l’homme, en dehors de la vie sociale, est certes déjà un homme, au plus profond de sa nature, mais il est également un être sans mouvement, sans progression. En dehors de la cité, l’homme est un être inactif et inactivé. Il contient déjà en lui tout ce qui peut faire de lui un homme, mais ces différentes caractéristiques ne sont pas organisées. La nature humaine en dehors de la vie en société est un tout chaotique, illogique, informe.
C’est la tension entre deux mouvements contraires que sont la sociabilité et l’insociabilité qui deviendra productive et dirigera l’homme vers la culturation.
Ainsi, c’est la nature elle-même qui utilise les antagonismes contenus en l’homme pour le faire progresser et lui faire prendre une forme finie, logique, voire parfaite. L’insociable sociabilité est donc l’antagonisme premier et le moteur de la progression humaine. De cette façon, la finalité de l’homme se trouve déjà dans sa nature.



            C’est donc cet antagonisme naturel de l’homme qu’est l’insociable sociabilité qui le mène au progrès. C’est par ces tensions permanentes logées en lui que l’homme peut voir émerger sa raison, partie non instinctive de sa nature.
Cependant ce progrès humain ne peut se réaliser que dans la vie sociale. D’une manière inévitable, l’homme intègre donc la vie sociale malgré son insociabilité. Et c’est ce caractère d’insociabilité de l’homme, qui le pousse à tout faire selon ses désirs individuels, qui donne naissance à des résistances au cœur des rapports entre les hommes. La résistance, c’est le désir de chaque individu à s’affirmer en tant qu’être isolé. Ainsi, l’homme « s’attend à rencontrer des résistances de tous cotés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. ». En effet, chaque individu est poussé par son caractère d’insociabilité à s’affirmer face aux autres. Ce sont ces résistances présentes entre chaque individu qui vont faire émerger en chaque homme la part déjà contenue dans leur nature et qui fait d’eux des hommes.
L’altérité se présente donc comme le moyen nécessaire à un éveil des « forces » de l’homme. Sans le rapport à autrui, les forces de l’homme restent endormies et il ne peut donc pas véritablement se réaliser en tant qu’homme.
L’antagonisme contenu au départ dans la nature humaine se retrouve alors dans la société dans la confrontation de chaque individu face à autrui. En effet, les désirs de chaque individu s’opposent, donnant lieu à des tensions productives pour chacun car elles font émerger les forces qui définissent les hommes comme hommes.
De cette manière, les désirs individuels de chacun sont autant d’obstacles que l’homme doit surmonter en mettant en œuvre toutes ses facultés. C’est la contrainte qui permet à l’être humain de développer son humanité.
C’est dans cette résistance que l’on assiste aux « premiers pas » de l’homme. L’intégration dans la société n’est pas une naissance de l’homme mais un éveil de sa véritable nature. Cet éveil le fait ainsi passer de l’état inactif, informe, qui est la nature antérieure à la cité, à un état dynamique, dans la confrontation de ses propres désirs face aux désirs d’autrui.
L’éveil de l’humanité est donc la transformation du chaos, de l’inactivité en une forme organisée et dynamique de la nature humaine ; et cette transformation ne peut s’établir que dans la vie sociale. Le moteur effectif et constant du développement humain est donc l’insatisfaction issue de la contradiction des passions entre elles.

La résistance permet donc un « éveil » de l’humanité déjà présente au cœur de la nature humaine. Mais ce qui permet à l’homme de véritablement se développer, c’est le dépassement de la résistance sans pour autant la supprimer.
En effet, le dépassement de l’individualisme est nécessaire. S’il est au départ contraignant (« qu’il supporte de mauvais gré »), il devient ensuite très important. Une fois que la résistance face à autrui est dépassée, voire acceptée, l’autre n’est plus un obstacle à la liberté naturelle et individuelle. L’autre devient un « compagnon », il accompagne nécessairement l’individu dans son progrès personnel parmi les autres.
Le dépassement de la résistance permet à l’homme de se frayer un chemin dans la société. L’individu s’inscrit de ce fait dans la cité et dans une histoire et donne, par là même, une redéfinition de l’homme.
Comme le dit Kant, la vie en société permet « l’évolution vers la clarté », c'est-à-dire que l’homme se dirige, à travers les autres, vers une vérité. Dans la société, l’individu prend conscience de sa véritable nature d’homme en tant qu’être social. Kant nous parle également du début d’une fondation de la pensée : « cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée ». De cette manière, l’intellect trouverait donc son fondement dans la vie sociale comme lieu de tensions permettant l’élévation et la mise en forme logique de l’homme.

D’après tout ce que nous avons vu plus haut, nous pouvons dire que pour Kant la société est le prolongement de la nature inactive de l’homme en tant qu’elle permet l’éveil des forces déjà contenues en lui. Alors que St Augustin, dans La cité de Dieu, nous dit que la société est une hiérarchie artificielle remplaçant la hiérarchie naturelle que l’homme a perdu après sa « chute », dans son détachement vis-à-vis de Dieu, chez Kant, au contraire, il est difficile de considérer la société comme une constitution artificielle. En effet, chez Kant, la société est le prolongement parfait de la nature première des hommes et finalement, c’est en elle seule qu’ils trouvent une nouvelle définition de leur nature en tant que leurs forces naturelles se sont éveillées.
Chez Kant, nature et artifice sont intimement liés. Ce sont deux mouvements qui travaillent ensembles dans un désaccord permanent permettant l’évolution de ce qui les constitue. Ainsi, la société ne peut être considérée comme un artifice car elle est la finalité de la nature.
Le progrès de la civilisation se situe entre deux extrêmes : d’une part, un état de grossièreté originaire qui est un état sans culture, sans forme, sans organisation, et un état de totalité morale, un tout à l’intérieur duquel l’homme se conduit d’après des principes pratiques et non d’après des inclinations naturelles. De cette façon, la nature ne peut pas se détacher de la société car elle poursuit un but à travers elle. Cette fin propre que la nature recherche à travers la société est la culture. Cette fin, la nature la poursuit dans un but transcendant, celui de la moralité de l’homme. Kant parle en effet de la possibilité d’une conversion de l’accord social en un tout moral qui se présenterait comme la perfection de l’humanité.



Nous avons vu comment Kant définissait la nature humaine, à savoir comme une insociable sociabilité permettant à l’homme de voir émerger ses forces naturelles mais enfouies. Nous avons ensuite compris pourquoi l’émergence de ces forces dans les rapports aux autres avait le pouvoir d’élever l’homme, de le définir comme homme mais aussi de le diriger vers un tout moral qui est la finalité de l’humanité en tant qu’elle est sa perfection.
L’auteur nous présente ainsi un point de vue original, celui du jeu des antagonismes entre les hommes qui permet le progrès des sociétés vers la liberté morale. Le progrès n’est pas ici fondé sur une idée d’entente, de mise en commun, d’accord, mais plutôt sur une base de discorde créant des tensions permanentes et productives. Kant pense de manière nouvelle la notion de violence. Selon lui, si elle existe, c’est qu’elle a un sens. La violence, la résistance dans la société permet le développement culturel des hommes, une émergence de caractères moraux, un fondement de la pensée, de la raison, et plus encore, la création d’un tout moral. Selon Kant, la violence est le moteur de l’histoire.

L'art a-t-il quelque chose à nous apprendre ?

Le premier rapport que nous avons à l'art est purement esthétique. Nous apprécions une œuvre car elle correspond à ce que nous considérons comme « beau ». Dans ce rapport sommaire à l'art, nous ingurgitons des passions immédiates, passions aussitôt retombées dans l'oubli lorsque nous sortons du musée ou du cinéma. Pourtant, si l'art que nous contemplons suscite en nous des émotions, c'est bien la preuve qu'elles ne sont pas gratuites. Dans cette mesure, l'art a-t-il quelque chose à nous apprendre ? L'œuvre d'art est-elle un unique moyen de divertissement immédiat et éphémère ou bien permet-elle une pédagogie ? Mais si l'art a pour but de nous apprendre quelque chose, n'est-ce pas le réduire jusqu'à le rendre simplement utilitaire ? Finalement, n'est-il pas situé en dehors du rapport gratuit aux émotions comme en dehors de tout but quel qu'il soit ? L'art n'apprend-il pas quelque chose à son public au delà de toute fonction préalable ?

            Dans Théorie esthétique, Adorno dénonce l'hédonisme artistique. Un certain type d'art se rapporte au divertissement et à la jouissance. Cet art est d'emblée considéré comme mauvais ; en effet, la jouissance est triviale et nous rapproche du comportement de l'animal qui consomme pour combler ses besoins sans rien apprendre. Cette thèse nous rappelle celle de Platon qui nous explique que l'émotion et la raison sont deux domaine distincts. En ce sens, ressentir des émotions face à une œuvre reviendrait à cesser de raisonner et par là même cesser d'être un homme. C'est une séparation de l'homme vis-à-vis de son logos pour s'isoler dans la trivialité.
Mais peut-on considérer que l'art qui nous transmet des émotions puisse nous laisser dans un état de neutralité totale, voire de régression? On pourrait dire que l'art détient tout de même une fonction, celle de nous rendre meilleurs à travers une affirmation de la beauté. Mais on n'interroge pas le sens et l'origine de ce qu'on appelle « beau » ; nous contemplons l'œuvre sans nous demander l'impact qu'elle peut potentiellement avoir sur le spectateur. En effet, l'art comme le théâtre nous montre des personnages en proie à des passions et le spectateur fini par croire que ces passions exacerbées sont celles de la réalité. En plus d'être inutiles, les émotions véhiculées par l'art sont trompeuses. Comme  le développe Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts, le théâtre fait abandonner au peuple son autonomie pour l'illusoire. Ainsi, chacun trouve un intérêt à ne plus côtoyer les autres et admet une préférence pour le plaisir personnel dans l'égoïsme.

            Mais si l'art est si mauvais pour l'homme, pourquoi ce dernier continu-t-il sa relation à l'art ? Ne peut-on réellement rien apprendre d'une œuvre d'art ? Nous avons que l'art doit nous rendre meilleurs par une affirmation de la beauté. Cette conception provient de Platon, qui, dans Les Lois (livre II) nous dit que tous les produits fabriqués par l'homme doivent avoir une utilité. Ainsi, si l'art est art,  c'est forcément parce qu'il est utile à la cité. Il a une fonction qui n'est pas pratique mais morale. Il est utile au sens éducatif, pédagogique (République III et X).
Aristote se place à la suite de la conception platonicienne en nous disant que l'art est identique à la technique ; l'œuvre d'art est utile dans le sens où elle permet une schématisation du monde et une distinction entre les choses essentielles et accidentelles. L'œuvre apporte donc de la connaissance, un certain éclaircissement sur le monde. Elle me permet de me repérer dans le réel d'une meilleure façon et c'est grâce à elle que je peux mettre de l'ordre dans ma perception de la réalité. L'art égyptien est un art qui, par exemple, met très bien en forme l'idée de réalité, au sens où il vise à représenter non pas le sensible, mais l'idée première.
Sartre, dans L'imaginaire, soutient cette idée, à savoir que l'art doit être un moyen d'accès à la réalité. La face sensible de l'art est à dépasser pour atteindre sa face idéale. Le spectateur doit donc faire un effort pour comprendre le réel ; l'œuvre d'art est alors un outil. L'œuvre d'art est donc l'intermédiaire entre ma perception intuitive du réel et le réel lui même. Elle met en ordre le réel par des images (de la même façon que les catégories de l'entendement chez Kant). L'art modélise le monde, et c'est son intérêt cognitif : il représente la réalité sous la forme d'une structure dans laquelle les éléments s'articulent les uns aux autres.
Nous pouvons donc dire que l'art éclaire le réel et nous permet d'en comprendre le sens. Il a une capacité de solliciter des dispositions de compréhension.

            Nous avons vu que l'art nous apprend quelque chose, qu'il détient forcément un rôle pédagogique. Mais ce rôle réduit également la relation artistique à l'utile. Doit-on seulement considérer l'œuvre d'art comme un outil ? La pédagogie de l'art le réduit-il obligatoirement à cela ?
Aujourd'hui l'art n'a plus de mission, il ne sert que lui même. Il libère les hommes qui font abstraction de leurs goûts et habitudes culturelles lorsqu'ils contemplent une œuvre. Pour N. Carrol, l'expérience esthétique est une expérience désintéressée et nous libère de ce qui nous rattache au quotidien. Jauss développe également cela : l'art est un facteur de rassemblement ; il présente la réalité dans un entre deux, ni de façon trop abstraite, ni trop personnelle. C'est ce qu'on appelle l'exemplarité de l'œuvre : elle fabrique des images qui sont un intermédiaire entre des idées pures (réalité, vérité) et des sensations brutes (émotions éphémères). Comme le développe Sartre dans L'imaginaire, quand je regarde un tableau, je dépasse les couches réelles de peinture pour accéder à l'essence du tableau. Je me dépasse moi-même pour accéder à l'œuvre. Adorno, dans Théorie esthétique, dit que le contact avec l'art exige un effort de compréhension. Le vrai art est donc distinct de la jouissance et peut être comparé à une ascèse. Il est un échappatoire au processus social de production/consommation qui est source de souffrances. L'auteur se rapproche ainsi de Schopenhauer: La vie de l'homme est souffrance car il est esclave de ses désirs et ce n'est que par un détachement total qu'il pourra en sortir. L'expérience esthétique désintéressée serait alors un moyen de se détacher : « L'existence est une douleur constante, tantôt lamentable, tantôt terrible, (…) Tout cela, envisagé dans la représentation pure ou dans les œuvres d'art est affranchi de toute douleur et présente un imposant spectacle. » (Le monde comme volonté et comme représentation). Selon D. Winnicott, l'art fonctionne comme l'espace transitionnel en psychologie. L'espace transitionnel dans lequel se trouve l'enfant lui donne le sentiment d'être tout puissant et lui procure du plaisir. Ainsi, grâce au plaisir, je suis réceptif à une norme et je l'assimile d'une meilleure façon. La relation artistique a donc un bénéfice fonctionnel indirect. Elle nous met dans une disposition d'ouverture qui nous permet d'apprendre.
Pour apprendre une norme morale, la raison ne suffit pas ; j'ai besoin de solliciter mes sensations. Toute activité artistique s'adresse donc indirectement à la raison en passant par l'éveil des émotions du spectateur. Ressentir des émotions, c'est être moral. Ne plus s'émouvoir, c'est devenir rationnel et oublier le sens moral. De cette manière une œuvre nous apprendra toujours quelque chose tant qu'elle suscitera des émotions pour s'adresser indirectement à notre raison. Ainsi l'émotion nous apprend quelque chose, elle n'est pas dépourvue de valeur cognitive. Goodman, dans Langage de l'art, le dit clairement : « dans l'expérience esthétique, les émotions fonctionnent cognitivement. ». Par le biais de l'œuvre, j'apprends quelque chose alors que je ne suis pas dans une situation d'apprentissage. L'art a un fonctionnalisme indirect. Le fait que l'art soulève des propriétés cognitives ne dépend donc pas de l'artiste mais est tout de même inhérente à l'œuvre. L'intention de l'œuvre dépasse donc celle de l'artiste. Il y a une dimension axiologique en tout art. Même l'Urinoir de Duchamp qui est de l'art conceptuel, est axiologique et nous pousse à nous questionner tout comme les romans naturalistes qui visent avant tout la neutralité dans la représentation des choses et non pas une pédagogie quelconque. Ainsi, toute pratique et notamment la pratique artistique, en tant qu'elle sollicite la réflexion, nous apprend toujours quelque chose.

            L'art suscite des émotions qui ne sont jamais gratuites. Il nous apprend le monde sans pour autant devenir un vulgaire outil. L'intention de l'œuvre dépasse celle de l'artiste : tout art est pédagogique avant même que cela soit son but. En effet, toute forme d'art nous apprend quelque chose en cela qu'il nous pousse à nous questionner sur le monde, sur nous même, et sur les autres.

De quoi l'art nous libère-t-il ?


L’Art est apparu très tôt au cœur des civilisations. Il perdure encore aujourd’hui alors qu’on ne cesse de dire qu’il est sans utilité, sans finalité. Si l’Art fait encore partie de nos vies, c’est parce qu’il entretient un lien fort avec l’homme au quotidien. En effet, nombreux sont ceux qui, grâce à l’Art, dans sa contemplation ou sa création, peuvent oublier leurs maux de tous les jours.
Il est donc clair que l’Art a un pouvoir libérateur. Mais en quoi consiste réellement ce pouvoir ? Autour de quoi s’organise-t-il ? Concrètement, de quoi l’Art nous libère-t-il ? Agit-il dans un rapport à notre corps, à nos sens ? Ou bien peut être est-il facteur d’une élévation de l’âme ? Finalement, n’est-il pas ce qui fait que nous sommes encore aujourd’hui en accord avec notre quotidien ?

Le premier point à poser est celui du statut de l’Art. En effet, rien ne peut être pensé à propos de l’Art si nous n’avons pas au préalable établit une base de ce qu’est l’Art et comment nous allons le considérer dans cette analyse. Il est donc essentiel, dans un premier temps, de rappeler que l’Art est libérateur. En effet, l’Art doit forcément être source de liberté car avant tout, l’Art se doit d’être bénéfique à l’homme. Effectivement, l’Art se doit de servir l’âme humaine. Si nous considérons que l’Art est libérateur, alors il sera toujours serviteur de l’âme. Et si l’Art est serviteur de l’âme, alors cela signifie qu’il libère l’homme de ses maux les plus douloureux, au quotidien. Mais avant d’être certains que l’Art nous libère des maux du quotidien, il nous faut bien entendu savoir ce que sont véritablement ces maux.
Nous savons que les maux naissent des sens, de notre corps et des sensations qui en découlent. Nous savons d’autant plus que les maux physiques, sensoriels provoquent les maux psychiques, les maux de l’âme. Dans ce cas, lorsque nous pensons que l’Art nous libère des maux quotidiens, nous pensons donc qu’il est capable de nous libérer du fardeau qu’est le monde sensible et de notre corps dans lequel l’âme se trouve enfermée.
En partant du principe que l’Art est une activité destinée à l’âme et non au corps, nous pouvons donc dire que l’Art a pour but de nous faire accéder à l’Idée. L’idée dont est chargé l’Art peut ici se traduire par « le monde intelligible », ou encore « la vérité ».
L’art a donc pour but de prendre soin de notre âme et de l’âme de tous les hommes. Par conséquent, l’Art qui n’applique pas cette règle ne peut pas être considéré comme de l’Art. Il est vrai qu’aujourd’hui nous appelons « Art » un certain nombre d’activités. Il serait donc judicieux de préciser quel est l’Art bénéfique, et quel est celui qui ne l’est pas.
En effet, certains Arts ne sont pas libérateurs, et ne peuvent donc pas, par conséquent, être considérés comme « Arts ». Si ces prétendus Arts ne sont pas libérateurs, cela veut donc dire qu’ils ne servent pas l’âme humaine, puisque nous avons vu plus haut que l’aspect libérateur de l’Art ne va pas sans son caractère bénéfique à l’homme.
Platon, dans le livre 10 de la République, accuse les peintres illusionnistes de faire un prétendu Art qui n’en est pas un. Pourquoi Platon ne considère-t-il pas les peintres illusionnistes comme de réels artistes ? Ces peintres illusionnistes possèdent pourtant un réel savoir-faire. Selon Platon, le savoir-faire n’est pas un critère de choix qui permet de classer la valeur des différents Arts. Si le philosophe ne considère pas les peintres illusionnistes comme des artistes, c’est parce que ce sont des peintres qui ne montrent pas les choses mais l’apparence des choses. En effet, ces artistes présentent à leur public des illusions qu’ils laissent passer pour de la réalité. Selon Platon, la peinture illusionniste n’est qu’une image de l’image de l’idée préalable. Elle se situe donc au second degré de vérité. Son critère de confiance n’est plus valable car elle est trop éloignée de l’idée de départ. Les œuvres qui sont trop éloignées de l’idée de départ véhiculent une certaine fausseté, du mensonge. En effet, plus l’œuvre s’éloigne de l’idée, plus elle a de chance de déformer, de transformer cette idée en quelque chose qui ne lui ressemble plus. Selon Platon, ce type d’Art est à rejeter car il encourage le spectateur à s’enfoncer dans sa disposition à se tromper.
Finalement, l’Art qui permettrait une élévation parfaite de l’âme serait un Art qui mettrait en images une idée, un concept, et non les choses en tant qu’elles sont des éléments de la Nature. Platon, dans le livre 2 des Lois, fait un éloge de l’Art égyptien ; selon lui, de part l’uniformité des personnages et dieux dessinés, l’Art égyptien représente une Idée et ne cherche pas à représenter une chose particulière faisant partie du monde. Selon l’auteur, l’Art égyptien est plus digne qu’un autre Art qui chercherait à reproduire avec exactitude un portrait donné. L’Art égyptien conceptualise l’Idée de portrait, conceptualise des scènes de la vie, etc. Cette idée de conceptualisation traduit donc un souci de l’Art d’être bénéfique pour l’homme, de tendre vers une amélioration de son âme et, par conséquent, d’être un véritable Art libérateur.
Ainsi, à travers l’idée de conceptualisation à travers l’image, l’Art nous libère du monde sensible pour nous ramener à ce qu’il y a d’essentiel chez l’homme : l’âme. L’Art nous donne une image immuable de l’être, contrairement au monde sensible qui est éphémère. L’Art, s’il est digne d’être Art, soumet la partie affective de l’homme à sa partie rationnelle.
Par ailleurs, Aristote dans La Poétique vient préciser cette idée ; selon lui, l’idée de Beau dans l’œuvre d’art s’adresse uniquement à l’esprit. L’artiste est là pour révéler cette idée de Beau nous permettant d’être en proximité avec l’âme, le monde intelligible et nous éloignant par conséquent du chaos que constitue le monde sensible.

Nous avons donc vu que l’Art, s’il est libérateur, doit l’être du monde sensible dans lequel nous vivons afin que nous puissions d’une meilleure façon nous rapprocher du monde intelligible et de la vérité qu’elle détient sur l’existence toute entière.
Mais l’Art doit-il être aussi radical avec le monde sensible ? Est-ce réellement le but de l’Art que d’éliminer sans concessions le monde sensible, qui est tout de même ce avec quoi nous vivons ?

Il serait intéressant de voir si l’Art en tant qu’il est libérateur est obligatoirement en opposition avec le monde sensible ou bien s’il ne peut pas être en accord avec ce dernier.
Il est clair que l’Art éveille l’âme. Il vise l’esprit des hommes et a pour but d’être bénéfique à eux. L’Art doit élever l’âme pour rendre l’homme bon ; en ce sens, l’Art adopte ici une fonction morale. Comme nous l’avons vu plus haut, l’Art peut être considéré comme Beau à partir du moment où il véhicule un concept, une Idée universalisable, immuable. En s’adressant à l’esprit, l’Art nous montre que le réel est rationnel, il nous fait accéder à la vérité vraie.
L’Art est, de plus, sûrement le meilleur moyen pour élever l’âme humaine. En effet, l’artiste est esprit et l’œuvre d’art est également esprit du fait qu’elle est créée par un esprit. Par conséquent l’œuvre d’art est l’esprit d’un esprit et est donc la mieux placée pour viser un but tel que l’élévation de l’esprit de l’homme.
Mais le fait que l’Art soit inévitablement rattaché au monde intelligible n’empêche pas de considérer la place du monde sensible dans le processus artistique. En effet, nous ne pouvons pas parler d’Art sans parler de matière, de sens. Sans matière sensorielle, l’art ne pourrait pas exister.
Avant de nous faire accéder à l’Idée, l’Art doit d’abord lui-même se servir d’outils pour y accéder. Ainsi, les matériaux sensibles se présentent à nous comme les outils nécessaires à l’Art pour qu’il puisse accomplir son acte libérateur. L’Art, à travers le monde sensible, nous permet d’accéder à la pensée. L’idée existe bel et bien dans l’Art et c’est ce que le spectateur recherche dans l’œuvre d’art qu’il contemple. Mais l’homme à besoin d’une « traduction » de l’idée véhiculée ; de cette manière, l’Art révèle la Vérité sous forme sensible.
Il est maintenant évident que l’Art ne peut exister en dehors des formes sensibles. Ces formes sensibles se traduisent par des symboles. Ces symboles sensibles dans l’Art ne sont qu’un moyen d’accéder aux significations intelligibles. De cette manière, en pensant l’idée à travers des symboles, nous parvenons à voir les choses comme des dignités en soi. En effet, l’Art, en passant par le biais de symbole, nous libère de la conception utilitaire du monde.
Finalement, l’Art libère des passions en les représentant.

Mais est-il vraiment nécessaire de concevoir que l’Art nous libère du monde dans lequel nous vivons ? L’Art ne peut-il pas exister dans et avec ce monde, en être la complémentarité ?

En effet, nous avons jusque là considéré que l’Art avait pour unique but la recherche constante de vérité. Mais concrètement, lorsque nous allons au musée, est-ce vraiment la vérité de notre univers que nous attendons ? Non, lorsque nous regardons une œuvre d’art, nous attendons en réalité qu’elle nous apporte une émotion. La volonté générale estime en effet qu’une œuvre d’art est belle ou du moins qu’elle fonctionne bien lorsqu’elle suscite en nous un certain nombre d’émotions.
Ces émotions, nous les recherchons dans l’Art car nous les rencontrons déjà dans la Nature. Wolfgang Köhler, psychologue allemand, nous explique comment fonctionne la naissance d’émotions dans la Nature. Les émotions sont traduites dans la Nature par des stimuli. Mais nous ne percevons jamais un stimulus de manière isolée comme l’on a l’impression de saisir une émotion isolée dans un moment précis. Non, ce que nous percevons dans la Nature et qui provoque en nous des émotions, ce sont les relations entre les stimuli. Ainsi, lorsque nous estimons qu’une œuvre d’art est belle ou qu’elle fonctionne bien, c’est parce que l’artiste qui a créé cette œuvre est parvenu à reproduire dans sa création les diverses relations entre les stimuli, exactement comme ceux de la Nature. Ainsi, l’Art ne tente pas d’imiter une vérité qui susciterait une émotion, il tente de reproduire les conditions qui vont générer cette émotion chez le spectateur.
Mais ces stimuli que nous trouvons dans la Nature et que l’artiste cherche à reproduire pour faire « fonctionner » son œuvre sont issus de notre propre perception. De cette manière, quand l’artiste reproduit une relation entre stimuli qui fonctionnerait pour lui fonctionnerait-elle pour le spectateur étant donné que les relations entre les stimuli de la Nature dépendent de la perception de chaque individu ?
Nous nous confrontons ici au problème entre l’Art et la perception.
Gombrich, dans son œuvre intitulée L’art et l’illusion nous dit : « La peinture est un acte et en conséquence, l’artiste a tendance à voir ce qu’il peint plutôt qu’à peindre ce qu’il voit. » (p73) ; Ce que veut nous dire Gombrich, c’est que finalement, l’acte de perception de l’artiste qui créé son œuvre se résume à ramener de l’inconnu vers du connu. En effet, l’artiste ne fait que mettre en matière ce qu’il connait déjà. Lorsque le peintre dit qu’il peint un certain paysage, il ne fait que peindre ce qu’il a envie de voir, ce qu’il pense voir. En réalité, ce que le peintre peint, ce n’est pas tant le paysage qui est en face de lui, mais le paysage qui s’est formé dans son esprit par le biais de sa culture, de ses expériences, de sa vie.
Finalement, nous pouvons constater que Gombrich nous apprend quelque chose de très important sur le monde : la réalité n’existe pas ; ainsi l’artiste ne se fonde sur rien d’autre que ce qu’il perçoit pour créer l’œuvre d’art.
Le problème de la perception face à l’Art n’empêche pas le processus de création. Toujours dans son ouvrage L’art et l’illusion, Gombrich nous explique pourquoi l’acte créateur existe au-delà du problème de la perception : « Quand nous parlons d’imitation de la Nature nous nous méprenons sur les traits caractéristiques de cette méthode. On ne saurait imiter ou transposer la Nature sans procéder d’abord à une séparation de ses éléments qui seront ensuite recomposés. » Ainsi, le travail de l’artiste réside en une reconstitution de chaque caractéristique de la Nature dans sa propre subjectivité, dans sa propre perception, afin d’en faire une œuvre d’art.
Nous pouvons donc dire encore une fois qu’il n’y pas de concept unique de réalité puisque la réalité de chacun dépend de la recomposition que l’on aura faite de chaque caractéristique de cette réalité. Finalement, le monde n’est rien d’autre que ma représentation du monde. Nelson Goodman vient préciser cette idée dans son ouvrage intitulé Manière de faire des mondes : « On ne peut avoir du monde qu’une image, image que nous construisons en fonction d’une pluralité de facteurs. ». Ainsi, plusieurs représentations du monde sont possibles, ce qui signifie qu’il y a plusieurs « mondes » possibles.
De cette façon, l’artiste, lorsqu’il créé, ne fait que donner à son public l’image du monde qu’il s’est lui-même créé. Dire que l’artiste reproduit la Réalité n’a aucun sens car cela supposerait un œil innocent, neutre sur le monde, ce qui est une chose impossible. La production artistique est une sélection de certaines caractéristiques du monde pour en faire un monde nouveau.
Nous pourrions nous demander pourquoi l’œuvre d’art ne regroupe que certaines caractéristiques du monde. N’est-elle pas capable de toutes les contenir ? Non, l’œuvre d’art ne peut pas contenir toutes les caractéristiques de la Réalité, sinon cela signifierait qu’elle est cette Réalité. Or l’œuvre d’art ne peut pas être l’ensemble de la Réalité puisqu’elle dépend de la perception d’un homme unique, l’artiste.
Par conséquent, une œuvre d’art dépend entièrement des caractéristiques du monde qui la constituent. Une œuvre d’art ne fonctionne qu’en relation avec un monde, celui que l’artiste perçoit. L’œuvre d’art est en constante relation avec les choses du monde ; lorsque nous ressentons un sentiment quand nous contemplons une œuvre, ce n’est pas parce que l’œuvre contient ce sentiment, ou contient la vérité qui suscite en nous ce sentiment. Lorsque nous ressentons ce sentiment, c’est parce que nous nous situons au moment précis où l’œuvre d’art est en accord avec ce sentiment qui est extrinsèque à elle. L’Art ne peut être Art que dans sa relation aux caractéristiques du monde, caractéristiques qui lui sont extrinsèques. Ainsi, on ne peut juger une œuvre d’Art seulement par rapport à ses qualités intrinsèques. Accepter le lien de l’Art à la réalité du monde, c’est comprendre l’Art en tant qu’il est Art.


Nous avons vu en quoi l’Art pouvait nous aider à nous libérer de notre monde sensible faussé, afin de mieux nous retrouver avec nous même, à savoir avec notre âme, notre esprit. Mais nous nous sommes rendus compte qu’il n’était pas forcément nécessaire d’exclure le monde sensible d’une manière aussi radicale mais qu’il était plus raisonnable de considérer ce monde comme un outil permettant l’élévation de l’intellect. Mais finalement, nous nous sommes demandé s’il était vraiment juste de rattacher sans cesse l’Art à l’Idée. Car finalement, l’Art n’est rien d’autre qu’une interprétation du monde ; Sans le monde, l’Art n’aurait pas lieu d’être et bien plus encore, sans l’Art, le rapport que nous entretenons avec ce monde n’aurait pas de moyen d’exister.