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vendredi 18 février 2011

Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique - Proposition 4

Kant, dans son ouvrage intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, parut en 1784, nous fait part de son questionnement à propos de l’histoire. Il se demande si cette histoire a un sens, si elle nous propose une perspective d’évolution, voire de progrès de l’homme… Après nous avoir parlé, dans les trois premières propositions de l’ouvrage, de la nature humaine qui est double, des dispositions naturelles des hommes, l’auteur se penche, dans la quatrième proposition, sur le problème des tensions humaines contenues en l’homme mais qui se retrouvent également dans les rapports humains. Ce passage nous invite à nous questionner sur des concepts fondamentaux : comment définir la nature humaine ? De quoi est-elle constituée ? Quel rôle joue la vie politique dans les rapports humains ? Quels liens sont à considérer entre nature et développement des hommes dans la société ? Quel est le sens de l’altérité sociale et dans quelle mesure tient-elle un rôle fondamental ? Et finalement, en quoi la dynamique entre nature humaine et société artificielle peut-elle être le chemin d’accès vers une réflexion éthique et une compréhension de ce qu’est notre histoire ?

           

Dès les premières lignes de la quatrième proposition d’une Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant nous parle de la nature : « Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause régulière de cette Société. ». Si Kant nous parle de nature, c’est qu’il entend par celle-ci la nature humaine. En effet, chez l’auteur, il existe une nature humaine préexistante à la vie en société ; et dès les premières lignes de la quatrième proposition, qui sont également sa thèse, il y fait référence.
Mais qu’entend Kant par la « nature humaine » ? Il le développe un peu plus loin : c’est « l’insociable sociabilité ».
Que signifie donc ce concept d’insociable sociabilité énoncé par l’auteur et qui semble être contenu en l’homme dès le départ ?
L’insociable sociabilité c’est le jeu de deux mouvements contraires que sont l’attraction et la répulsion. Déjà au plus profond de lui, et bien avant d’être confronté aux autres, l’homme se trouve confronté à lui-même devant un problème majeur ; il désire développer ses aspirations individuelles mais a en même temps conscience que ce développement ne peut se réaliser que dans un rapport à autrui. Autrui se trouve donc être le moyen inévitable de développement des désirs égoïstes de l’homme tout en étant une barrière, un obstacle à ces mêmes désirs.
En effet, autrui est un obstacle aux aspirations individuelles car il possède lui aussi ces propres aspirations. Ainsi, en partant du principe que notre propre liberté s’arrête à l’endroit où commence celle des autres, les aspirations de chacun se trouvent forcément limitées là où se trouvent celles des autres. De cette manière, avant même d’entrer en société, l’homme se trouve confronté en lui-même aux tensions inévitables qui l’habiteront s’il fait un jour partie de cette société.
L’homme, au cœur de sa nature, est touché par un désaccord entre deux mouvements qui le constituent : il est d’une part un homme sociable car grâce aux autres, « il se sent plus qu’homme ». En effet, ce n’est que par le biais d’autrui que l’homme peut voir se développer ses désirs propres. Ainsi, ce que l’homme est, il ne l’est que par les autres ; les valeurs qu’il clame ne prennent de l’importance que dans la mesure où elles existent face à d’autres valeurs.
Ce caractère social de l’homme n’est pas artificiel, c'est-à-dire qu’il n’est pas quelque chose qui apparait de manière extérieure à sa nature. Comme le dit Kant dans cette quatrième proposition, la sociabilité de l’homme est un « penchant », elle relève donc d’une spontanéité de la nature humaine. Cette idée nous renvoie à Aristote qui déjà nous disait que l’homme est un « zoon politikon », un animal politique, c'est-à-dire qu’il est naturellement sociable, que son caractère social fait d’abord et déjà partie intégrante de sa nature.
Mais si l’homme est naturellement sociable, c'est-à-dire s’il a besoin d’autrui pour être ce qu’il est et pour développer ses aspirations individuelles, il a aussi autrui comme entrave. En effet, si ma liberté s’arrête à celle des autres, c’est d’abord parce qu’ils constituent un obstacle de fait avant d’être une limite de droit. Face à l’autre, l’homme se sent limité dans son développement individuel car il doit laisser de la place au développement de l’autre. L’homme, au-delà de son caractère naturellement social, présente un caractère d’insociabilité et une part importante d’égoïsme. Mais ici, il ne faut pas considérer l’égoïsme comme un défaut moral. Il est à considérer comme un penchant lié à la nature du désir individuel qui recherche sa satisfaction. Ainsi, la nature humaine n’est à ce stade ni rationnelle, ni raisonnable. Elle est ce donné pathologique (car les penchants individuels sont subits par l’homme qui les possède) qui est source du pire, à savoir la confrontation aux désirs individuels et au développement de l’autre mais qui engendrera également le meilleur par la suite, à savoir la culturation de l’homme.

D’une autre manière, nous pouvons considérer la nature humaine comme double. L’homme est au départ un animal. Il dispose donc dans sa nature d’une part animale. Cette partie de la nature de l’homme se présente comme instinctive, c'est-à-dire qu’elle n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour exister et se réaliser. Cependant, l’homme se distingue grandement de l’animal. Il possède donc en lui une seconde nature, ou une autre part différente de sa part animale. Cette seconde partie est la raison. En effet, la raison est ce qui fait que l’homme est homme. Et cette caractéristique est déjà contenue dans sa nature première. Cependant, même si la raison fait partie de la nature humaine, elle n’est pourtant pas instinctive comme la part animale. De ce fait, cette partie de la nature de l’homme ne peut pas se réaliser d’elle-même. Elle a donc besoin de facteurs extérieurs pour émerger. Ces facteurs, c’est l’homme qui ira les chercher, notamment dans la vie en société et la relation à autrui. Dans ce cas, même si la raison est déjà contenue en l’homme dès sa première nature, elle ne peut être véritablement considérée comme la raison de l’homme que dans la mesure où elle se réalise parmi les autres. Qu’en est-il de cette raison non réalisée se trouvant dans la nature humaine ? De quoi peut-on qualifier la nature humaine avant son entrée en société ?
Avant la vie en société, l’homme se trouve dans un état de « paresse ». Kant utilise ce terme afin de dire que l’homme, en dehors de la vie sociale, est certes déjà un homme, au plus profond de sa nature, mais il est également un être sans mouvement, sans progression. En dehors de la cité, l’homme est un être inactif et inactivé. Il contient déjà en lui tout ce qui peut faire de lui un homme, mais ces différentes caractéristiques ne sont pas organisées. La nature humaine en dehors de la vie en société est un tout chaotique, illogique, informe.
C’est la tension entre deux mouvements contraires que sont la sociabilité et l’insociabilité qui deviendra productive et dirigera l’homme vers la culturation.
Ainsi, c’est la nature elle-même qui utilise les antagonismes contenus en l’homme pour le faire progresser et lui faire prendre une forme finie, logique, voire parfaite. L’insociable sociabilité est donc l’antagonisme premier et le moteur de la progression humaine. De cette façon, la finalité de l’homme se trouve déjà dans sa nature.



            C’est donc cet antagonisme naturel de l’homme qu’est l’insociable sociabilité qui le mène au progrès. C’est par ces tensions permanentes logées en lui que l’homme peut voir émerger sa raison, partie non instinctive de sa nature.
Cependant ce progrès humain ne peut se réaliser que dans la vie sociale. D’une manière inévitable, l’homme intègre donc la vie sociale malgré son insociabilité. Et c’est ce caractère d’insociabilité de l’homme, qui le pousse à tout faire selon ses désirs individuels, qui donne naissance à des résistances au cœur des rapports entre les hommes. La résistance, c’est le désir de chaque individu à s’affirmer en tant qu’être isolé. Ainsi, l’homme « s’attend à rencontrer des résistances de tous cotés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. ». En effet, chaque individu est poussé par son caractère d’insociabilité à s’affirmer face aux autres. Ce sont ces résistances présentes entre chaque individu qui vont faire émerger en chaque homme la part déjà contenue dans leur nature et qui fait d’eux des hommes.
L’altérité se présente donc comme le moyen nécessaire à un éveil des « forces » de l’homme. Sans le rapport à autrui, les forces de l’homme restent endormies et il ne peut donc pas véritablement se réaliser en tant qu’homme.
L’antagonisme contenu au départ dans la nature humaine se retrouve alors dans la société dans la confrontation de chaque individu face à autrui. En effet, les désirs de chaque individu s’opposent, donnant lieu à des tensions productives pour chacun car elles font émerger les forces qui définissent les hommes comme hommes.
De cette manière, les désirs individuels de chacun sont autant d’obstacles que l’homme doit surmonter en mettant en œuvre toutes ses facultés. C’est la contrainte qui permet à l’être humain de développer son humanité.
C’est dans cette résistance que l’on assiste aux « premiers pas » de l’homme. L’intégration dans la société n’est pas une naissance de l’homme mais un éveil de sa véritable nature. Cet éveil le fait ainsi passer de l’état inactif, informe, qui est la nature antérieure à la cité, à un état dynamique, dans la confrontation de ses propres désirs face aux désirs d’autrui.
L’éveil de l’humanité est donc la transformation du chaos, de l’inactivité en une forme organisée et dynamique de la nature humaine ; et cette transformation ne peut s’établir que dans la vie sociale. Le moteur effectif et constant du développement humain est donc l’insatisfaction issue de la contradiction des passions entre elles.

La résistance permet donc un « éveil » de l’humanité déjà présente au cœur de la nature humaine. Mais ce qui permet à l’homme de véritablement se développer, c’est le dépassement de la résistance sans pour autant la supprimer.
En effet, le dépassement de l’individualisme est nécessaire. S’il est au départ contraignant (« qu’il supporte de mauvais gré »), il devient ensuite très important. Une fois que la résistance face à autrui est dépassée, voire acceptée, l’autre n’est plus un obstacle à la liberté naturelle et individuelle. L’autre devient un « compagnon », il accompagne nécessairement l’individu dans son progrès personnel parmi les autres.
Le dépassement de la résistance permet à l’homme de se frayer un chemin dans la société. L’individu s’inscrit de ce fait dans la cité et dans une histoire et donne, par là même, une redéfinition de l’homme.
Comme le dit Kant, la vie en société permet « l’évolution vers la clarté », c'est-à-dire que l’homme se dirige, à travers les autres, vers une vérité. Dans la société, l’individu prend conscience de sa véritable nature d’homme en tant qu’être social. Kant nous parle également du début d’une fondation de la pensée : « cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée ». De cette manière, l’intellect trouverait donc son fondement dans la vie sociale comme lieu de tensions permettant l’élévation et la mise en forme logique de l’homme.

D’après tout ce que nous avons vu plus haut, nous pouvons dire que pour Kant la société est le prolongement de la nature inactive de l’homme en tant qu’elle permet l’éveil des forces déjà contenues en lui. Alors que St Augustin, dans La cité de Dieu, nous dit que la société est une hiérarchie artificielle remplaçant la hiérarchie naturelle que l’homme a perdu après sa « chute », dans son détachement vis-à-vis de Dieu, chez Kant, au contraire, il est difficile de considérer la société comme une constitution artificielle. En effet, chez Kant, la société est le prolongement parfait de la nature première des hommes et finalement, c’est en elle seule qu’ils trouvent une nouvelle définition de leur nature en tant que leurs forces naturelles se sont éveillées.
Chez Kant, nature et artifice sont intimement liés. Ce sont deux mouvements qui travaillent ensembles dans un désaccord permanent permettant l’évolution de ce qui les constitue. Ainsi, la société ne peut être considérée comme un artifice car elle est la finalité de la nature.
Le progrès de la civilisation se situe entre deux extrêmes : d’une part, un état de grossièreté originaire qui est un état sans culture, sans forme, sans organisation, et un état de totalité morale, un tout à l’intérieur duquel l’homme se conduit d’après des principes pratiques et non d’après des inclinations naturelles. De cette façon, la nature ne peut pas se détacher de la société car elle poursuit un but à travers elle. Cette fin propre que la nature recherche à travers la société est la culture. Cette fin, la nature la poursuit dans un but transcendant, celui de la moralité de l’homme. Kant parle en effet de la possibilité d’une conversion de l’accord social en un tout moral qui se présenterait comme la perfection de l’humanité.



Nous avons vu comment Kant définissait la nature humaine, à savoir comme une insociable sociabilité permettant à l’homme de voir émerger ses forces naturelles mais enfouies. Nous avons ensuite compris pourquoi l’émergence de ces forces dans les rapports aux autres avait le pouvoir d’élever l’homme, de le définir comme homme mais aussi de le diriger vers un tout moral qui est la finalité de l’humanité en tant qu’elle est sa perfection.
L’auteur nous présente ainsi un point de vue original, celui du jeu des antagonismes entre les hommes qui permet le progrès des sociétés vers la liberté morale. Le progrès n’est pas ici fondé sur une idée d’entente, de mise en commun, d’accord, mais plutôt sur une base de discorde créant des tensions permanentes et productives. Kant pense de manière nouvelle la notion de violence. Selon lui, si elle existe, c’est qu’elle a un sens. La violence, la résistance dans la société permet le développement culturel des hommes, une émergence de caractères moraux, un fondement de la pensée, de la raison, et plus encore, la création d’un tout moral. Selon Kant, la violence est le moteur de l’histoire.

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