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jeudi 19 mai 2011

Philosophie de l'art _ Le Corbusier et la loi du ripolin

Dans L'Art décoratif d'aujourd'hui Le Corbusier expliquait : " Vous serez à la suite du ripolinage de vos murs maître chez vous. " A travers sa loi du ripolin, Le Corbusier voulait montrer que la seule façon d'atteindre la vérité, la neutralité, était de "mettre au clair" son intérieur, et donc son esprit. Atteindre la vérité, atteindre la réalité, voilà un objectif propre à toutes les époques, et propre à toutes les cultures. Mais comment atteindre cette objectif ? Quels moyens devons nous nous donner pour y parvenir ? Par quels chemins devons nous passer pour atteindre le réel ? Telle est la grande problématique de l'art, ne sachant se positionner sur ce point. Nous verrons dans un premier temps la thèse de Le Corbusier, visant à appliquer le blanc afin de faire ressortir le trait, seule et unique source de vérité et d'objectivité. Nous examinerons ensuite une toute autre culture, celle de l'Orient, et notamment celle du Japon et de son esthétique de l'ombre. Nous comprendrons qu'en Orient, comme en Occident, l'idée reste la même : ce qui importe c'est le contraste qui continuera de soulever la confrontation classique entre sensualisme et intellectualisme. Nous verrons dans un dernier point, qu'il est possible de dépasser cette opposition, et que, finalement, les sens peuvent aussi être source de vérité, notre vérité..

L'idée principale de Le Corbusier est la suivante : Le blanc, et par extension la clarté est symbole de pureté, de neutralité. Le blanc est interprété comme l'absence de couleur. Ainsi, poser une couche de ripolin c'est faire de soi même un homme neutre vis-à-vis de ses émotions, c'est supprimer les couleurs de son esprit.
Le Corbusier pose clairement une critique de la couleur comme aiguillon des passions. Cette critique se retrouve déjà dans l'Antiquité avec Platon qui pose la couleur comme illusoire. Elle s'oppose à la réalité car elle n'a aucune valeur objective. Le même auteur disait dans Le Sophiste que l'art ne doit pas tenir compte de la subjectivité (c'est à dire de la couleur) du spectateur sinon il devient lui même une tromperie. Aristote reprendra ensuite l'idée platonicienne en disant que la couleur ne fait que charmer l'oeil ; elle n'a pas de véritable beauté, car la beauté se trouve dans la forme : "si quelqu'un appliquait sans ordre les plus belles teintes, il charmerait moins que s'il réalisait en grisaille une esquisse de son sujet."
La couleur subit donc une vieille tradition qui l'associe indéniablement au sensible, car elle n'a pas de forme ; la couleur est sans limites et ne peut donc pas faire l'objet de calculs mathématiques. Charles Lebrun, au XVIIe siècle, reprendra cette idée en disant qu'il existe un lien indéniable entre la couleur et l'émotion. De manière plus radicale, les occidentaux en général rejettent la couleur car elle est liée à la maladie et aux hallucinations. La couleur exprime une vision pathologique du réel.
Si Le Corbusier rejette la couleur, et met en avant le blanc, ce n'est pas l'absence de couleur qu'il recherche mais plutôt la mise en valeur du contraste. En effet, le blanc, c'est ce qui permet de faire ressortir le trait : "Le fait de chaux est attaché au gîte de l'homme depuis la naissance de l'humanité : on calcine des pierres, on étend de l'eau, on badigeonne et les murs deviennent d'un blanc le plus pur (...) Si la maison est toute blanche, le dessin des choses s'y détache sans transgression possible (...) Le blanc de chaux est absolu, tout s'y détache, s'y écrit absolument, noir sur blanc..." (Maurice Besset dans Le Corbusier). En effet, derrière cet éloge du blanc, Le Corbusier fait un éloge du trait (chose peut étonnante pour un architecte). Le dessin est ce qui amène à l'objectivité, c'est ce qui correspond le mieux au réel et l'art, par l'utilisation du dessin, devient utile. Le Corbusier veut donc un art fonctionnaliste. Déjà dans l'Antiquité le dessin avait une valeur intellectuelle, une valeur de sobriété. Basé sur des mesures mathématiques, le dessin est vrai. Le néo-classicisme reprendra l'idéologie antique. Ingres, dans ses Ecrits sur l'art, nous dit en parlant de l'artiste: " il devra dessiner longtemps avant de songer à peindre (...) c'est un fondement solide que la science du dessin (...) Les peintres coloristes peuvent charmer au premier regard par les belles couleurs mais une fois le premier émerveillement passé, je n'y trouve aucune spiritualité, intellectualité. Il vaut mieux tomber dans le gris que dans l'ardent."
Le peintre doit donc montrer les choses dans leur vérité par le biais du dessin. Alberti, dans De Pictura, pose la notion de "circonscription" qu'il emprunte à Quintilien dans L'institution oratoire : circonscrire c'est créer des lignes qui nous permettent ensuite de créer des surfaces puis des corps, et des histoires. La ligne est la base de tout tableau, afin de le créer comme on écrit un texte. On exige donc une certaine rigueur de l'artiste, qui doit créer son art dans une perspective intellectualiste et une dimension instructive de la peinture. D'ailleurs, comme le disait Léonard De Vinci : "La peinture est une chose mentale".
Ce que voulait dire Le Corbusier par l'utilisation du blanc qui met en valeur le trait, c'est l'importance de l'aspect formel de l'art, une formalité qui se trouve dans le contraste de la ligne sur le blanc.

L'esthétique japonaise est l'exact contraire de la vision de Le Corbusier. Alors que ce dernier mettait en valeur le blanc de chaux comme ce qui faisait ressortir le trait, source d'exactitude et de vérité, à l'inverse, dans la culture orientale japonaise, ce qui importe, c'est l'ombre. En effet, la pénombre est le socle du quotidien. Tanizaki, dans son Eloge de l'ombre, illustre bien cette esthétique japonaise.
Le blanc de chaux dont parle Le Corbusier renvoie inévitablement à la culture occidentale, celle qui prône la clarté, la lumière et la propreté. Pour Tanizaki, et dans l'esthétique japonaise en général, ce culte de la lumière est tellement fort qu'il va même jusqu'à l'éblouissement : " Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds (...) ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. "
En Occident, on supprime l'ombre pour mettre en valeur la ligne. En Orient et au Japon c'est l'inverse ; on joue sur l'ombre, on la fait exister afin de créer un jeu de contraste quotidien. C'est le contraste des objets usuels face à la pénombre ambiante qui fait naître le beau. En effet, le beau dans l'esthétique japonaise n'est pas à considérer en soi. Le beau naît d'abord et toujours de la pénombre, il n'existe pas sans l'ombre.
Contrairement à Le Corbusier, au Japon c'est l'ombre qui révèle la vérité au sens d'authenticité. Avec Le Corbusier comme avec Tanizaki, nous avons à faire à un éloge du contraste. En Occident, il s'agissait d'un contraste qui recherchait le formel, le fonctionnel, le mathématique ; En Orient, il s'agit d'un contraste qui ne recherche non pas le fonctionnel mais la sensualité. En Occident comme en Orient, on rejette donc la couleur au profit du contraste pour atteindre soit une vérité vue comme formelle, soit une vérité vue comme sensuelle.

Nous avons vu que d'un bout à l'autre du monde, la couleur est toujours rejetée comme ce qui ne peut pas nous mener à une véritable connaissance. Mais certains auteurs ont montré le contraire. La couleur n'est pas toujours mauvaise. Même si elle est dans l'histoire de l'art souvent associée à l'émotion, cette émotion n'est pas forcément source d'illusion et de tromperie. Les couleurs peuvent nous mener au réel et l'on peut conserver une dimension intellectualiste de l'art sans pour autant dévaloriser le statut de la couleur. Roger de Pile par exemple dira que la couleur est l'objet principal du peintre. Le coloris est l'intermédiaire entre l'excès d'intellectualisme (le vrai idéal) et l'excès de sensualisme (le vrai simple). Ainsi la peinture s'adresse aux sens mais continu de s'adresser à l'esprit. Dans la même dynamique, Diderot, dansMes petites idées sur la couleur, nous dit que pour atteindre le vrai la raison ne suffit pas ; il faut l'intervention des sensations. Il reprend l''idéologie empiriste qui consiste à dire que ce qui est réel ce sont nos sensations. Si notre connaissance nous vient de nos sens, alors l'artiste doit susciter l'émotion du spectateur pour que ce dernier apprenne quelque chose. La couleur devient alors importante car elle va éveiller les émotions. L'art reste alors dans une perspective fonctionnaliste tout en revalorisant le statut de la couleur. Chevreul, quant à lui, nous montre que les couleurs peuvent être comprises par des lois, et donc qu'elles ne sont pas exclues du champs des mathématiques. Ainsi, même si la couleur est considérée comme une illusion, cette illusion est fondée car elle agit dans chaque oeil de la même façon. La couleur en tant que phénomène n'échappe donc pas à la raison ; la subjectivité n'est plus synonyme d'arbitraire ou d'irrationnel. La couleur ne s'écarte pas du champs de la connaissance et la reconsidération de la couleur ne veut pas dire faire une croix sur l'art intellectualiste qui nous apprend quelque chose. Il est donc possible de dépasser l'opposition classique entre les sens et la raison.

Atteindre le réel, ce n'est donc pas faire une croix sur la subjectivité. Le dessin et sa mathématisation est pour certain un moyen de toucher à une connaissance du monde ; pour d'autres, ce sera les sens qui nous apprendrons le plus sur la réalité. Dans tous les cas, qu'il s'agisse d'un monde en contraste et d'un univers coloré, le monde nous offre toujours des outils pour le comprendre.

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