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jeudi 19 mai 2011

Tanizaki Jun'ichiro, Eloge de l'ombre _ Fiche de lecture

Jun’ichiro Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 et mort le 30 juillet 1965 à Tokyo au Japon.
Il écrit Eloge de l’ombre en 1933, un essai sur l’esthétique japonaise et qui impressionnera par sa qualité.
L’auteur défend une esthétique de la pénombre comme réaction à l’esthétique occidentale où tout est éclairé, il revendique la patine des objets par opposition à la manie de la propreté occidentale.
Tanizaki nous livre ses réflexions sur la conception japonaise du beau, une beauté lui inspirant une certaine mélancolie à l’idée qu’elle est inéluctablement condamnée à disparaître, avec tout ce qui faisait le charme d’un art de vivre millénaire.


Le travail de Tanizaki dans Eloge de l’ombre sera de comparer l’esthétique japonaise à l’esthétique occidentale par divers exemples, tirés pour la plupart de constatation en matière d’architecture et d’aménagement d’intérieur :
La base de l’esthétique japonaise c’est avant tout l’absence de lumière. En effet, la culture japonaise défend une esthétique de la pénombre, véhiculant une ambiance intimiste et mystérieuse. En occident, cette esthétique n’est pas du tout mise en avant et bien au contraire ; ce que nous recherchons, nous, occidentaux, c’est la clarté la plus totale, qui va, du point de vue des japonais, jusqu’à la recherche de l’éblouissement par l’excès de lumière.
Quand Tanizaki se lance dans la confection d’un lieu destiné à accueillir des clients, le Kaïraku-en, son principal objectif est de respecter l’esthétique des intérieurs japonais, malgré l’influence de l’occident et de l’omniprésence des matériaux occidentaux sur le marché, qui sont bien moins couteux.
Il s’inspire alors du monastère de Kyoto « construis à la manière de jadis ». Son but est alors d’arriver à retrouver cette ambiance paisible que l’on trouve dans les lieux d’aisance japonais. Ces lieux d’aisance permettent principalement une « paix de l’esprit » grâce au jeu de la pénombre dans les galeries couvertes ou aux bains de lumières douces (créé par les shôji, qui sont des parois ou des portes constituées de papiers washi translucide).
Un lieu ancré dans l’esthétique japonaise, c’est un lieu avec « une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille ». Telles sont les conditions indispensables pour créer une esthétique digne de la tradition japonaise.
Alors que les Occidentaux voient les lieux d’aisance japonais comme des endroits « malpropres », la culture asiatique voit en ces lieux le sommet du raffinement en matière d’architecture et comme le lieu d’inspiration première de l’art.

Toutes ces constatations sur l’architecture et l’aménagement d’une maison, dans le souci du respect de l’esthétique japonaise amène l’auteur à réaliser combien le monde moderne occidental est ancré dans nos vies, et dans nos foyers : « Je n’ai certes rien contre l’adoption des commodités qu’offre la civilisation en matière d’éclairage, de chauffage ou de cuvettes de cabinet, mais là je me suis demandé tout de même pourquoi, les choses étant ce qu’elles sont, nous n’attachons pas un peu plus d’importance à nos usages et nos goûts, et s’il était vraiment impossible de nous y conformer davantage. » (p26)

Mais pourquoi un tel attachement vis-à-vis de l’esthétique plus ou moins occidentalisée de nos intérieurs ? En effet, à première vue, nous pourrions simplement nous dire que l’essentiel de la vie est de se protéger des intempéries et de manger à sa faim, peu importe dans quelle maison cela est effectué, et à quel style architectural elle appartient…
Mais Tanizaki ne veut pas abandonner ce souci de l’esthétique japonaise car, en effet, la volonté de conserver un style japonais sous-tend en réalité chez l’auteur des questionnements beaucoup plus grands, à savoir notamment la question du mélange des cultures entre Orient et Occident, celle de l’influence de l’Occident sur l’Orient, et de la soumission de la culture Orientale face à la culture Occidentale.
« Si l’Orient et l’Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient-elles différentes de ce qu’elles sont ? Voilà le genre de questions que je me pose habituellement. » (p28)
Tanizaki nous expose clairement sa remise en question nostalgique du progrès de l’Occident qui prend le pas sur la culture Orientale.
« L’Occident a suivi sa voie naturelle pour en arriver à son état actuel ; quant à nous, mis en présence d’une civilisation plus avancée, nous n’avons pu faire autrement que de l’introduire chez nous, mais, par contrecoup, nous avons été amenés à bifurquer vers une direction autre que celle que nous suivions depuis des millénaires : bien des embarras et bien des déconvenues nous sont, je pense, venus de là. »(p31).
Eloge de l’ombre est donc un ouvrage qui nous pousse à nous rappeler comment le monde s’influence, comment certaines cultures en transforment d’autres. Mais il n’est pas à prendre comme un essai raciste, comme certains peuvent le penser, mais bel et bien comme une nostalgie de l’auteur qui veut se rappeler ses racines.

Ce questionnement premier amène finalement l’auteur à nous ouvrir de nouvelles perspectives sur l’art japonais, son fonctionnement et sa recherche perpétuelle de raffinement : Le cinéma japonais trouve sa particularité dans ses jeux d’ombres et par la valeur des contrastes. La musique est caractérisée par une certaine retenue, et une importance accordée à l’ambiance. Dans l’art oratoire, c’est l’art du silence qui prime.

D’une manière générale, ce qui caractérise la beauté de l’esthétique japonaise, c’est cette absence de lumière trop vive qui est devenu, dans la culture occidentale, un fait de tous les jours auquel nous ne prêtons plus attention : « D’une manière générale, la vue d’un objet étincelant nous procure un certain malaise. »
L’esthétique japonaise cultive ainsi la noirceur des objets, leur ternissement au fil du temps. L’étain est un matériau très aimé des orientaux, notamment pour les objets de cuisine car la surface se noircie. De même, les chinois aiment la pierre de jade car elle est une pierre « étrangement trouble, qui emprisonne dans les tréfonds de sa masse des lueurs fuyantes et paresseuses. » (p36)
« Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds, (…) ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. » (p37).

Cette esthétique de l’obscurité, nous explique Tanizaki, est nécessaire à l’ensemble de l’esthétique japonaise. En effet, tous les objets traditionnels japonais et orientaux de manière générale, sont conçus de manière à être exposés dans des lieux sombres : « Ce monde de rêve à l’incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme, perdraient à coup sûr une bonne part de leur fascination. (…) » (p44).
Ainsi, ce qui importe dans l’architecture japonaise, c’est l’ombre. La toiture des maisons et des temples japonais permet avant tout de faire obstacle à la lumière solaire. Alors que l’architecture, créant l’ombre, était au départ nécessaire à la protection contre les intempéries, celle-ci est devenue peu à peu une habitude esthétique : « Mais ce que l’on appelle le beau n’est d’ordinaire qu’une sublimation des réalités de la vie, et c’est ainsi que nos ancêtres, contraints à demeurer bon gré mal gré dans des chambres obscures, découvrirent un jour le beau au sein de l’ombre, et bientôt il en vinrent à se servir de l’ombre en vue d’obtenir des effets esthétiques. » (p51).
Ainsi, le peu de clarté que l’on laisse pénétrer dans les lieux japonais prend une dimension tout autre ; la lumière revêt une dimension mystique et mystérieuse, elle n’est plus une clarté ordinaire mais une qualité rare, une pesanteur particulière. L’ombre et la lumière jouent avec le visiteur, comme si celui-ci perdait la notion du temps, comme dans un rêve.

Tanizaki nous montre que le beau dans l’esthétique japonaise n’est pas à considérer « en soi » ; le beau nait d’abord et toujours de la pénombre. Dans l’esthétique orientale, le beau n’existe pas sans ombre : « je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substance diverses. (…) le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. » (p77)

Eloge de l’ombre se veut être un plaidoyer de la valeur esthétique de l’ombre dans la culture japonaise. Mais avec la révolution industrielle et l’influence Occidentale, la tradition japonaise disparaît peu à peu pour laisser place à une modernité plus confortable. C’est cette occidentalisation que dénonce Tanizaki, dans sa dimension réductrice vis-à-vis de l’esthétique des objets japonais. En effet, la modernité n’est pas pensée en fonction de chaque culture. Tanizaki est pourtant loin de faire une critique de l’Occident ; il fait plutôt un constat sur la façon dont les Japonais cèdent à la culture occidentale qui n’est pourtant pas adaptée à leur mode de vie, leurs coutumes, leurs traditions. C’est donc l’essence même de la civilisation japonaise qui disparait peu à peu.


Dans son Eloge de l’ombre, Tanizaki nous transporte au cœur de la culture japonaise et de son esthétique. Tout est pensé dans l’ombre, source principale de toute beauté. Plus qu’un essai, Eloge de l’ombre nous apparait comme une suite de poèmes sur le papier, l’architecture, la cuisine, les femmes mis en beauté par la pénombre.

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